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L'odeur de la nuit, l'été
Je suis sorti fumer. Le chat, dans le garage, joue avec la porte. Il vient à mes narines une odeur de soir, une odeur d’été, une odeur fraîche d’herbe telle un soupir montant de la terre soulagée après une journée passée sous la flamme du soleil. Une odeur trop familière, celle d’un passé qui renaît à chaque fois que je sors ainsi dans l’obscurité. Je serre les dents, car cette odeur bien connue me cause une douleur soudaine, un vertige inexplicable qui me donne envie de pleurer. D’une main tremblante, je craque une allumette, allume la cigarette, attends que le parfum fort du tabac recouvre celui de la nuit, comme on met parfois un walkman sur ses oreilles pour couvrir le bruit ambiant. Hélas, il est déjà trop tard ; le passé est de retour.
C’est la même nuit lourde des mêmes senteurs estivales. Je mène mon vélo jusqu’au portail, l’enfourche, me lance dans le vide. Seuls parviennent à mes oreilles le chant des criquets, le sifflement de l’air, le cliquetis mécanique de la bicyclette. J’ai l’impression de flotter dans ce mélange parfait de silence et d’obscurité où je file bon train vers un rendez-vous galant. Je jette un dernier coup d’oeil par dessus mon épaule, pour m’assurer qu’aucune fenêtre ne s’illumine, alertée par le bruit de mon départ ; mais la maison reste immobile, rien ne vient troubler le sommeil de sa large silhouette endormie. Dix kilomètres me séparent d’elle, cinq en réalité puisque nous devons nous retrouver à mi-chemin. Je grimpe la première côte, m’engage sur la petite route où seul, à ma droite, ronronne un lointain poulailler industriel à l’éclairage blafard. J’accélère au croisement, à cause du chien de ferme qui ne manquera pas d’aboyer. Enfin, je laisse derrière moi les dernières habitations. Tout n’est plus que champs gris entre lesquels je file à bonne allure, sous l’oeil désintéressé du bétail. Bientôt, je passe devant l’entrepôt où un poids lourd semble dormir, longe l’étang, atteint la discothèque. Devant moi, le village de Crévin ouvre ses petites rues désertes. Je le traverse, ressort au sommet de la colline. Parfois, une voiture me double, et s’arrête brusquement, à cent mètre de moi. Je jette mon vélo dans le fossé, file me cacher dans le champ le plus proche et, le coeur battant, attend qu’elle reparte. Ce sont le plus souvent des jeunes gens ivres. L’endroit n’est pas rassurant ; c’est dans ce coin qu’un viol a eu lieu, quelques années plus tôt. Je croise les doigts pour que rien n’arrive à Ch. sur son trajet. Je repars. Bientôt, dans la pénombre, approche un sifflement, et un autre vélo surgit, qui s’arrête à ma hauteur. C’est elle. Mon coeur sursaute. La campagne, la nuit, est un désert, où nul homme ne s’aventure. Vous ne comprendrez mes sentiments qu’en imaginant un homme traversant ce désert, loin de toute humanité, et apercevant brusquement devant lui un autre homme. Sensation d’irréalité. En particulier quand cet homme s’avère être la femme que vous aimez. Dans le Sahara, on se dirait sans doute que c’est la mort qui vient, sous les traits de notre bien-aimée. Mais ce n’est pas une illusion, ce n’est pas la mort, c’est elle. Tout est bien réel, de cette réalité impossible, et pourtant que tous nos sens confirment. Un poisson qui volerait sous nos yeux, que l’on pourrait toucher, paradoxe inconcevable dont on ne pourrait pourtant nier l’authenticité. Elle descend de vélo, j’en fais autant. Sourire. Nous nous embrassons. J’aime la chaleur que l’effort a mis à ses joues, je savoure sa présence entre mes bras. Sans un mot, nous repartons en direction de chez moi, où la tente, plantée dans le jardin derrière la maison, nous attend. Nous cachons nos vélos derrière la haie, pénétrons main dans la main dans l’allée bordée de piracanthas, sans nous lâcher la main, pénétrés par cette odeur tiède et apaisante de végétation. Une fois sous la tente, les baisers pleuvent, les habits se défont, les caresses affamées brûlent la peau et monte bientôt dans l’air calme du soir la complainte d’une fille que l’on aime. Puis, le silence retrouve ses droits, tandis qu’enlacés, nus, nous savourons la trève. Nos baisers se font doux, nos caresses tendres, et nos coeurs rassasiés battent à l’unisson. Nous écoutons la nuit, où parfois un rafut signale la présence d’un animal sauvage. Un craquement de branche, tout proche, nous fait tressaillir. Nous attendons, la respiration en suspens, que la fermeture de la toile de tente s’ouvre, et qu’un de mes parents fasse irruption dans notre alcôve. Mais non, ce n’était sans doute qu’un chat. Alors nous retournons à notre amour. Nous nous aimons ainsi une fois, parfois deux, trois, nous ménageant de longues pauses de tendresse entre les assauts passionnés, et nous parlons de nous, de notre futur, luttant contre le sommeil, évoquant les jours où nous serons libres de rester ensemble jusqu’au réveil. Nous nous sentons forts, comme si le monde nous appartenait, heureux d’avoir volé cette nuit aux adultes, échappé à leur attention, bravé l’interdit. Quand les chat dorment, les souris s’aiment. Au petit matin, épuisé, je m’endors, le visage noyé dans la tiédeur de son épaule. Toujours, quand le soleil se lève, elle me réveille. Elle n’a pas dormi. Je m’en veux de l’avoir laissée seule, mais elle me répond qu’elle aime quand je dors dans ses bras, que je ressemble à un ange. Hébétés, on se rhabille ; il est l’heure de rentrer. Je la raccompagne jusqu’à la moitié du chemin. Là, on se sépare, d’un baiser auquel la fatigue ôte beaucoup de sa tristesse. Je t’appelle demain, dors bien. Un autre baiser, et nous filons, chacun de notre côté, tandis qu’une marée rose inonde l’orient. A moitié endormi, je file sur mon vélo, à peine conscient des kilomètres avalés. Les criquets se sont tus. Demain, pas de rendez-vous. Parfois, pourtant, elle vient quand même, pour me faire une surprise. Cela m’inquiète, à cause des risques qu’elle prend. Mais quand elle ne vient pas, je pleure dans les draps qui ont gardé son odeur. Un jour, quand on sera grands, on n’aura plus besoin de prendre nos vélos. Un jour, quand on sera grands, on pourra s’endormir ensemble, en se tenant bien serrés, sans peur de rater l’heure du retour. Un jour, quand on sera grands... Où est-elle, à cette heure où ma main tremblante fouille dans un paquet qui diminue à vue d’oeil ? Elle dort, sans doute, bien serrée, sans peur de rater l’heure du retour. Demain, je crèverai les deux pneus de mon vélo. Ecrit par Barjac, le Lundi 14 Juin 2004, 06:04.
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