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L'eau d'Issey
J’ai fêté mes 24 ans dimanche. On m’a offert du parfum, un tome des oeuvres complètes de Freud, et un de ces calepins « à l’ancienne » que j’affectionne tout particulièrement (Moleskine). Dans le parfum (« L’eau d’Issey », Issey Miake), il y avait un échantillon de la version pour femme. Porte ouverte sur le souvenir.
C’était un mercredi. Je passais la semaine chez un pote, à Rennes, car mes parents étaient partis au Canada. Mécaniquement, ce matin-là, j’étais monté dans le bus et étais allé m’asseoir (je prenais d’habitude un car, qui me menait de mon village à la ville, et il me suffisait de montrer ma carte au chauffeur). Ce fut la seule fois de ma vie que j’oubliai de poinçonner mon ticket ; ce fut aussi la seule fois que je fus contrôlé. Terrorisé à l’idée qu’on allait peut-être m’ouvrir un casier judiciaire pour cela (j’étais encore ignorant de bien des choses), j’avais couru après les cours, payer mon amende au bureau prévu à cet effet. La dame m’avait appliqué le tarif « payé dans le bus », me faisant gagner une trentaine de francs. Alors, heureux comme on l’est après une grande frayeur, j’étais allé dans une parfumerie, et j’avais cassé ma tirelire pour « L’eau d’Issey » pour femme. (Je portai depuis longtemps la version masculine, car Ch. l’aimait tout particulièrement. C’était le parfum que je portais les nuits où l’on se retrouvait ; elle m’en avait offert un échantillon, puis je me l’étais acheté.) Le jeudi, dans une serviette de bain pour ne pas l’abimer, j’avais roulé mon cadeau, et le midi venu, sur les pelouses du lycée où nous passâmes de si belles heures à nous aimer, je le lui avais offert. Elle portait une jupe et des collants noirs ; la surprise était telle qu’elle avait pleuré. Larmes de bonheur que j’ai rangées là, dans cette petite boîte où j’ai mis toutes celles qu’elle m’a données, et qui sont pour un homme le plus précieux trésor qui soit. Etrange, comme les parfums, les odeurs, sont des portes grandes ouvertes sur le passé. Il m’arrive, rarement heureusement, de saisir dans la rue, parfois, en croisant une fille, le parfum que Ch. portait les nuits où l’on se retrouvait, et pendant quelques secondes, le réel disparaît et je marche sans savoir où je vais, pris soudain d’une tristesse immense. De manière similaire, la venue du printemps en Bretagne, quand les champs fleurissaient et que montaient depuis les bas-côtés de la route des bouffées de senteurs, j’éprouvais cette tristesse indicible, sans visage, comme si mon coeur ressentait à nouveau, à travers le temps, l’état d’esprit du moment où cette odeur m’a marqué pour la première fois, mais dont le souvenir reste insaisissable. Sensation sans nom, sans image, conséquence d’une cause totalement inconsciente. J’ai laissé cet échantillon sur mon bureau. Je le respire le matin, avant de partir au travail, le soir avant de me coucher, et cela me donne envie de pleurer. C’est un peu de sa présence qui ressurgit des méandres du temps perdu de Proust ; il me suffit de fermer les yeux pour savoir que si je m’approche encore, je sentirai sa peau contre ma joue, comme au lycée le matin, quand je lui disais bonjour et qu’on restait une longue minute à se respirer, non encore tout à fait éveillés, le nez blotti dans le cou l’un de l’autre, tels ces chevaux qu’on aperçoit parfois paisibles au détour d’une promenade, encolure contre encolure. Elle rentrera sans doute cette semaine de vacances. Je me demande ce qu’elle pensera de mon cadeau un peu bizarre. Je me demande si elle me rappellera. Je me demande si elle a réfléchi. Et si oui, si elle est arrivée à une conclusion, et laquelle. J’aimerais tant retrouver cette amie qui me manque. L’amour, l’amour cela se remplace ; on n’a qu’une chambre pour lui dans notre coeur, la nôtre, et toute nouvelle locatrice chasse la précédente. Mais l’amitié... Chaque ami possède sa chambre, et une fois qu’il s’en va, elle reste vide. On ne met jamais un nouvel ami dans les murs d’un de ses prédécesseurs. Pour ce qui est d’aimer, je trouverai sûrement de quoi faire. Le sexe, le désir, le jeu de couple, sont suffisamment personnels pour qu’on puisse les connaître avec bien des gens. Mais la chambre de Ch. restera vide, comme ces chambres que l’on garde après un décès, où les meubles, les tableaux aux murs, les bibelots, l’agencement de la pièce, entretiennent le souvenir de l’être disparu. Ch. ne fut pas une petite amie. Ch. fut la gamine avec laquelle je passai mon adolescence à rire et à pleurer, un autre moi, une personne qui parcourait le même chemin depuis des années, et que je n’avais pas remarquée jusque là. Nous n’avions pas besoin de parler, parce que nous réagissions de la même manière aux mêmes situations, nous avions souffert de la même souffrance dans les mêmes circonstances, nous avions cette même sensibilité, nous étions deux compatriotes auxquels un sourire suffit pour savoir qu’ils pensent au même pays, aux mêmes vallées, aux mêmes villages, aux mêmes hommes et femmes. Je ne l’oublierai pas plus qu’on n’oublie son pays. Et je doute que le temps y fasse quoi que ce soit. Il faudrait pour l’oublier, que je m’oublie moi-même. Ecrit par Barjac, le Mercredi 18 Août 2004, 07:28.
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