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Un secret
Prétextant que j'étais grippé pour justifier mon absence au boulot en fin de semaine, et avertissant ma femme que je serais absent quelques jours pour des raisons professionnelles, j'avais pris mon vendredi et un billet de train pour Rennes. Jeudi soir, dés ma journée de boulot terminée, je filai à la gare. J'arrivai à destination sur le coup des 20 heures, et récupérai la voiture de location que j'avais réservée. Je n'avais pas remis les pieds ici depuis presque dix ans, mais les choses n'avaient pas changées. Le quartier de la gare était pratiquement tel que je l'avais quitté bien longtemps auparavant, et le café où nous allions prendre un pot après les cours avec les copains était toujours là. J'en profitai pour prendre un dîner léger, et comme autrefois, attaquait ma traditionnelle partie de billard. Je découvris sans surprise que j'avais tout perdu du savoir faire qui en d'autres temps m'avait valu bien des compliments aux soirées étudiantes. Qu'importait, je n'étais pas venu là pour jouer au snooker.

Je quittai rapidement le centre ville pour rejoindre le périphérique, puis la nationale qui me mena sans encombre jusqu'à mon lieu de pélerinage. J'avais fait cette route des centaines de fois, et je sentais un vague résidu d'habitude guider mes mouvements. La nuit tombait lorsque je m'engageais sur la bretelle 'Laillé, Chanteloup'. Ces noms de village avaient conservé une consonnance familière. Je roulais encore quelques kilomètres, puis garais la voiture à l'entrée d'un champ. J'aurais pu aller plus loin, mais j'avais envie de terminer à pied, comme autrefois. J'attendis encore quelques instants avant de quitter mon véhicule, rien ne pressait. La lune était pleine, et dans la douce clarté de ses rayons, la campagne bretonne ressemblait à ces paysages de compte de fées aux contours lumineux, aux ombres démesurées. J'avais toujours apprécié de sentiment d'irréalité du au clair de lune dans les endroits solitaires.

Quelque part du côté de Dijon, Sophie avait du coucher les gamins et sans doute regardait un film quelconque à la télé. Je l'avais appelée en arrivant, comme je faisais toujours lorsque j'étais en déplacement. Je me demandais ce qu'il adviendrait si par malheur mon chef avait la bonne idée de prendre des nouvelles de ma prétendue grippe... Il y avait peu de chances, de toutes façons. Il était raisonnablement trop tard pour prendre ce genre de nouvelles, et mon portable n'avait pas sonnée. Tout allait bien. Je l'éteignis. J'avais définitivement évité d'avoir à fournir une explication des plus surréalistes.

On peut se demander ce que je pouvais bien faire là, assis sur le capot de ma voiture, un jour de juin, en semaine qui plus est, à une heure pareille, perdu au milieu de la campagne déserte, dans mon costume gris des jours de travail. La réponse est simple. La vie, c'est un peu comme traverser une crique à la nage. Vous partez, vous nagez, vous nagez, sans vous poser de question. Vous savez qu'au plus un kilomètre vous sépare de la côté opposée. On n'a pas vraiment le sentiment d'avancer, au début. L'horizon, cet avenir encore neutre, semble ne pas s'approcher d'un poil, et pourtant on nage depuis dix bonnes minutes. Dans la vie, c'est pareil, on nage, on nage, on prend des bus, on court dans les couloirs des bureaux, on téléphone, on pianote sur son clavier, on prend d'autres bus, et chaque jour comme ça sans avoir le sentiment d'avancer d'un pouce. Fatalement, de voir qu'on piétine ainsi, on finit à un moment ou à un autre par se retourner, pour mesurer un peu le chemin qu'on a parcouru. C'est en général à ce moment-là que le nageur sent la fatigue poindre dans les muscles des ses bras. Lorsqu'il fait le point. Dans le concret, il arrive aussi des moments où on se retourne, à la faveur d'événements particuliers, pour prendre conscience de la route effectuée. Tout comme notre nageur se fatigue, je crois que c'est dans ces moments-là qu'on vieillit. Comme ça, par à-coups. J'étais donc venu faire le point, et j'avais choisi la date et le lieu avec soin. Peut-être simplement pour tenir une promesse jetée par dessus l'épaule une nuit un peu particulière.

Je marchai désormais sur l'herbe brûlée des bas-côtés, longeant les champs, m'enivrant des senteurs d'été. Il y avait si longtemps, et pourtant, j'avais l'impression d'avoir dix ans de moins, de revivre seconde après seconde une des nuits merveilleuses de ma jeunesse. Les étoiles étaient les mêmes au-dessus de moi, le silence, autour... A quand remontait la dernière fois que j'avais pu goûter un silence comme celui-ci ? Je ne savais. Bifurquant brusquement, soulagé que le champ tout particulier que je cherchais soit encore là, je quittai la route pour marcher sur la terre durcie par le soleil, inégale, bosselée, manquant plusieurs fois de tomber. Au fond du champ, notre arbre était toujours là, et le petit ruisseau coulait encore, malgré la sécheresse. Rien n'avait changé.

J'avais parcouru le monde, rencontré bien des gens, mais tout autour de moi semblait ne faire que passer. Rares étaient les amis, les lieux qui semblaient échapper à l'impact du temps qui passe. Ici, tout était resté intact. C'était comme si, assis là comme dix ans auparavant, j'avais moi aussi échappé à l'érosion, comme si j'avais dix ans de moins. Je m'assis au pied de l'arbre, et fermai les yeux pour écouter le bruit reposant de l'eau. Je l'avais tant fait par le passé, tant de nuits passées ici dans le silence le plus total, à profiter de l'été, de ma jeunesse. Il manquait une seule pièce au tableau. Je me demandais si elle se souviendrait de ma promesse idiote. A vrai dire, je pensais que non. Le temps mange les gens. Tant de fois on se dit 'il faudrait que je rappelle untel', on remet ça à demain, et au bout d'un an de ce cinéma, on raie tout simplement l'untel en question de son carnet d'adresse. Se souvenait-elle seulement de moi ? Aurait-elle remarqué que ce soir, dix ans exactement s'étaient écoulés depuis notre première nuit ensemble en ce lieu... Non, sûrement que non. Elle aurait couché ses enfants, rejoint son mari, éteint la lumière comme chaque jour d'une semaine habituelle. Ce qu'il y a de formidable lorsqu'on est jeune, c'est qu'on a encore la vigueur suffisante pour s'arracher à l'habitude, sortir des boîtes à principes, de la dictature de la routine. J'étais heureux en moi d'avoir réussi à le faire, comme je l'avais fait dix ans auparavant, bravant les interdictions parentales pour me glisser par la fenêtre et, par les chemins de terre, rejoindre sur ma bicyclette ce champ à mi chemin entre chez moi et chez elle. Cette fois, j'avais bien failli accepter que cette idée était stupide, tout laisser tomber, et écouter la petite voix insidieuse du découragement. Mais je l'avais fait parce que, j'avais soudain eu l'angoisse terrible d'avoir déjà vieilli, de n'être plus que l'ombre de celui que j'avais été autrefois, de ne plus avoir la force de la jeunesse pour m'arracher à mon quotidien pantouflard. Cette angoisse m'avait donné des ailes.

J'étais perdu dans ces réflexions lorsque mon coeur fit un bond dans ma poitrine. Des bruits de pas troublèrent le silence de la nuit ; une silhouette étrangère, et pourtant familière, s'approchait doucement. Je la laissai s'asseoir, sans un mot. En d'autres temps, nos retrouvailles avaient été brûlantes, et des tas de souvenirs remontèrent soudain à mon esprit, m'arrachant un de ces sourires nostalgiques, doux mélange de bonheur et d'amertume.

'Je me demandais si tu viendrais.'

Elle avait pris les devants, je lui en étais reconnaissant. Sa voix n'avait pas changé. J'hésitais à la regarder en face. J'avais peur de découvrir une inconnue. Je finis cependant par m'y résoudre. C'était elle. Avec dix ans de plus, mais c'était elle. elle portait un tailleur brun, ses yeux semblaient plus fatigués, son sourire un peu fâné, mais au delà de ces détails, je la retrouvai telle qu'elle était dix ans plus tôt. Cela me fit un immense plaisir, sans que je puisse vraiment expliquer pourquoi. J'avais cessé de nager, j'étais sur une petite île, enfin. Assis dans l'herbe, nous regardions les étoiles comme avant. Plus en amoureux, certes, mais qu'importait. J'étais heureux qu'elle soit là. Simplement parce que la vie coule sans jamais arrêter son flot, et on a parfois le sentiment de manquer de repères stables, de choses qui ne bougent pas, sur lesquelles on peut s'appuyer. Je n'oscillais plus au gré des courants, je savais où j'étais, allongé à côté d'elle, les yeux fixés sur l'étoile pôlaire. Ce que j'éprouvais en cet instant n'avait rien à voir avec de l'amour, à l'inverse d'autrefois. J'aimais ma femme et mes enfants avec sincérité. Non, c'était autre chose. Ce sentiment de calme qu'un marin égaré doit éprouver lorsqu'enfin il retrouve son étoile, ce sentiment de soulagement qui met fin à l'impression insupportable de dériver sans savoir où l'on va... J'étais heureux. Heureux de constater que le temps ne mange pas tous les gens. Heureux de réaliser que cette promesse idiote que deux adolescents découvrant l'amour avait prononcée en riant avait échappé au temps dévoreur, et qu'aujourd'hui, nous étions là, elle et moi, pour profiter de cette immense victoire.

'Tu viens de loin ?'
'De Dijon, répondis-je. Et toi ?'
'J'arrive de Singapour.'
'Le boulot ?'
'C'est là que j'habite.'

J'eus un choc. J'étais tellement fier d'avoir parcouru quelques centaines de kilomètres, investi un peu d'argent dans cette entreprise, et j'avais même osé soupçonner qu'elle ne viendrait pas... Elle avait du prendre l'avion, volé des heures, pour rejoindre ce petit coin de terre, cet arbre, ce ruisseau, ce clair de lune, et cet homme, assis là au milieu de rien, dans son costume gris, ses mocassins poussiéreux. Non, je crois qu'elle l'avait fait pour ce secret qui nous unissait encore contre l'emprise du temps, pour ces quelques larmes qui s'écrasaient soudain à mes pieds sur le sol craquelé, lourdes gouttes d'une reconnaissance sans limite.

J'attendis que ma joie redevienne supportable, je voulus lui demander si elle se souvenait. Elle posa un doigt sur ses lèvres pour m'indiquer de me taire. Nous restâmes encore quelques heures ainsi, sans dire un mot, calmement. J'évitais de penser au passé, ç'eut été déplacé. Simplement, je comprenais que la seule chose qui puisse vraiment unir deux être était le partage d'une cause commune. Il y a dix ans, nous avions lutté contre l'interdiction parentale de nous voir, portés par l'insouciance de notre jeunesse, et nous avions ainsi volé au monde les plus beaux instants de notre adolescence. Dix ans plus tard, c'est contre le temps que nous avions lutté, contre l'oubli, et ces mêmes grillons qui autrefois chantaient nos amours, avaient ce soir sorti les trompettes de la victoire.

Je la regardai s'éloigner, et découvris que cela m'était tout aussi douloureux qu'au terme de cette première nuit passée ensemble. Malgré tout, j'avais une nouvelle destination, une nouvelle promesse jetée par dessus cette même épaule, cette fois par un type en cravate et mocassins poussiéreux, au milieu d'un champ désert, au lever du jour. Une petite île dix ans plus loin, où mon nageur pourrait à nouveau se reposer. Et même si je savais qu'un soir viendrait où l'un de nous se retrouverait seul, et que ce soir-là, l'autre aurait atteint la côte, cela ne me faisait pas peur. J'étais heureux, incroyablement heureux, de partager avec quelqu'un un immense secret. Ce secret ne vous disait pas comment ne pas vieillir, non. Ce secret était bien plus puissant. Ce secret vous disait de quelle manière vieillir.

Ecrit par Barjac, le Lundi 4 Août 2003, 11:06.
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Commentaires
nimantic - dix ans de cela
Le 05/11/03 à 12:51
Je deseperais de trouver un texte qui exprime si bien mes sentiments personnels. Un jour aussi, dans quelques années je reviendrais sur mes terres ou le temps fait une pause, au bord d'un lac, en pensant à mon premier émoi. Pourquoi existe-t-il des endroits secrets, où la vie passe différemment, on la voit passer au loin, comme les avions dans le ciel infini, là bas, au dessus des villes bruyantes...?
Dans ton texte, j'y trouve aussi les quatre éléments : la terre silencieuse et pleine de nuit, le feu des étoiles et celui du soleil qui a craquelé la terre, l'eau anonyme du ruisseau, et enfin le ciel infini de l'été avec ses quelques signes qui font notre raison de vivre...
Magnifique, le dernier paragraphe m'anène les larmes aux yeux, la source de l'emotion n'était donc pas tarie...
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Le 06/11/03 à 09:49
Merci Nimantic. Ce texte fait partie de ceux qui traduisent d'une certaine façon ce que j'appellerai la Maladie de l'Exilé, dont les symptômes sont le manque de racines, d'un port d'attache. L'enfance, ou l'amour se mêla avec toute la magie qu'il possède à cet âge, fait qu'il y a des terres auxquelles on se raccroche, parce qu'elles nous ont vu vivre, souffrir, aimer. Et pourquoi l'homme et la femme s'unissent-ils réellement, sinon justement pour lutter contre la mort (l'amour pour arrêter le temps, mais aussi donner la vie), et partager la vieillesse ? Le passé meurt le jour où on n'a plus personne avec qui l'évoqué. Les déracinés, dont je suis, et dont peut-être tu es aussi, ont perdu les amis d'autrefois, et par conséquent, une part de leur histoire. Le retour en ces lieux est alors aussi un moyen de retrouver le passé, à travers des êtres qui l'ont partagé.

Merci beaucoup pour ton commentaire. Rares sont les occasions où j'en ai reçu de tels. N'hésite pas à repasser, ça fera plaisir.
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