Le type s'était assis à côté de moi. J'avais continué de regarder les lumières danser sur l'eau silencieuse. Les derniers bateaux-mouches regagnaient le quai. Je n'avais pas envie de rentrer. Il me faudrait encore affronter son regard, ses sarcasmes. Elle me poussait à bout ces temps-ci, j'avais besoin d'air, de temps pour réfléchir. Et prendre une décision.

Il sortit de sa poche un paquet de cigarettes, m'en tendit une que je refusai poliment. Et il se mit à raconter son histoire. La solitude, commença-t-il, est la plus fidèle des amies. La seule qu'il vous reste lorsque toutes les autres vous abandonnent. Etrange point de vue, bien qu'exact, songeai-je tout en feignant de ne pas l'écouter. Il avait rencontré cette fille quand il était encore un enfant. Elle avait été le soleil sur sa vie, avait transformé l'adolescent solitaire qu'il était en homme. En homme heureux. Tant de nuits il avait passées en sa compagnie, la serrant tendrement dans ses bras, s'endormant bercé par le rythme tranquille des battements de son coeur. Tant d'années il avait vécues avec elle, tant de souvenirs que ce soir il me conta.

Devant mes yeux, comme si j'avais été son ami, il tourna les pages de l'album photo qu'il avait dans la tête. Je le laissai parler, il avait tant à dire. Elle avait le plus beau rire qu'il eut jamais entendu, et qu'il avait aimé lorsqu'elle posait doucement sa tête sur son épaule... Elle avait été le phare qui guide le navire en proie à la colère des flots, le port d'attache que rejoint enfin le marin fatigué, où il retrouve la chaleur, la sécurité, la paix. Elle avait été sa complice, sa compagne, son amante. Elle avait donné un sens à sa vie, une direction à ses pas, elle avait pris dans ses petites mains les siennes, lui avait donné la force pour supporter le fardeau sur ses épaules, avait su apaiser ses angoisses, faire taire ses craintes. Dans ses yeux, il avait trouvé un océan bleu où tant de fois il s'était baigné, tant de fois... Ce soir, il regrettait de ne pas s'y être noyé.

Ses grands yeux fatigués rencontrèrent les miens. Le désespoir que je pus y lire me donna des frissons. J'esquissai un sourire qui se voulait réconfortant, mais trahissait malgré moi mon impuissance. Il se leva. La solitude est une amie fidèle, répéta-t-il dans un murmure, en s'éloignant. Je regardai ce malheureux marin disparaître, j'espérais pour lui qu'il retrouverait son phare. Ou à défaut celui d'un autre port...

La seule décision que je pris ce soir-là fut celle de rentrer chez moi. Je ne sais combien de temps j'étais resté là, mais j'avais raté le dernier métro depuis longtemps. Je rentrai donc à pieds, longeant les Quais déserts, me hâtant dans le vent glacial. Elle ne fit aucun commentaire sur mon arrivée tardive, et je n'en fis pas non plus. Mais lorsqu'elle se fut endormie, je la pris doucement dans mes bras. J'avais été à deux doigts d'envoyer mon propre navire sur les rochers. Elle posa sa main sur la mienne, et je ne pus m'empêcher de murmurer "merci". Elle se retourna pour me faire face, dans l'obscurité de la chambre. Je jugeai inutile de lui dire que ce murmure ne lui était pas destiné, et l'embrassai.

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