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Laetitia - et quelques compléments sur une théorie amoureuse
Ce fut étrange. Le concert en soi fut un succès : en dépit d’épisodiques problèmes de son (l’ampli guitare cessant de fonctionner en plein milieu de « Burn baby burn » d’Ash, l’ampli basse se mettant à ronfler sur « Where have you been » de Reel Big Fish) et de quelques « fuck-ups » des uns et des autres, notre série de morceaux se passa sans réel accroc. En particulier, les deux que nous avons écrits furent grandement appréciés, et nous les jouâmes à la perfection. Mais ce fut étrange. A cause de la fille. Enfin, pas à cause de la fille. A cause du fait qu’elle soit la petite amie de Matt.
Il faut revenir quelques semaines en arrière. Mais avant cela, quelques précisions. On me jugera peut-être arrogant, et l’on aura tort. L’arrogance et moi n’avons jamais été en très bons termes. Peut-être, peut-être ma façon d’interpréter les choses, la signification que je donne à certains faits, sont totalement subjectives. Peut-être ai-je tort de voir dans un regard autre chose qu’un regard. Mais peut-être pas. Ce journal sert de registres à diverses impressions qui sont miennes, et par conséquent, je continue à y coucher par écrit une vision du monde qui m’est toute personnelle. Il est difficile de parler de soi en termes positifs ; on donnera fatalement au lecteur un sentiment de suffisance qu’il ne pourra que blâmer. Pourtant, ce à quoi je m’essaie n’est autre qu’une analyse, aussi objective que possible, de l’individu que je suis. Divers articles traitent de défauts dont je suis conscient. Mais je voudrais que mon lecteur comprenne qu’être objectif, c’est justement ne pas voir que ces défauts. Qu’à ces défauts s’opposent des qualités, et que faire état de ces qualités n’est pas un acte d’auto-congratulation, pas plus que faire état de ses défauts n’est un acte d’auto-dénigrement. Je crois qu’un homme qui se regarde sans parti pris ne peut que mettre à jour ses bons et ses mauvais côtés. Ne voir que les uns seul trahirait un manque d’objectivité. Que mon lecteur me pardonne, donc, si ce que je décris peut ressembler à une éloge de ma personne. Je cite ici des faits, et en donne mon interprétation. Celle-ci peut s’avérer erronée ; que mon lecteur accepte cette lucidité comme gage de mon humilité. Il faut, donc, revenir quelques semaines en arrière. Je rencontrai Matt par l’intermédiaire de Steve, notre bassiste. Et avec Matt, je rencontrai Geneviève, sa petite amie. Après une soirée passée au pub, je les quittai devant mon immeuble. Ayant serré les mains des gars, je m’apprêtais à serrer celle de Geneviève — en pays étranger, mieux vaut s’abstenir de faire la bise ; c’est là une coutume française qui en dehors des frontières peut entraîner certains quiproquos embarrassants (mon frère, à son arrivée en Chine, en fit la redoutable expérience). Mais, avant que j’aie pu tendre ma main, Geneviève me donnait une de ces embrassades typiquement anglaises, et particulièrement gênantes pour le français en exil (pour les mêmes raisons que la bise le serait pour une anglaise). Je revis Geneviève, plusieurs fois. En particulier au concert précédent (Matt étant à la fois un ami et un adepte des concerts). Je croisais un peu trop régulièrement son regard, et me hâtais chaque fois de détourner le mien. Se sentir observé par la petite amie d’un copain est une situation particulièrement malaisée ; cela ne nécessite pas d’explication, je suppose. Elle vint me trouver juste après notre performance, et me donna à nouveau une longue et, je dois l’avouer, plutôt pénible, embrassade. Si le regard de la copine d’un ami peut gêner, la serrer dans ses bras un temps trop long pour être totalement neutre est un enfer. Du moins, un enfer pour l’esprit, mais malgré tout agréable pour le cœur, car je doute que serrer une fille dans ses bras, dans l’absolu, puisse jamais être autre chose que plaisant. Geneviève ne donna pas l’embrassade « fraternelle » à Steve B. (comme basse), ni à Steve G. (guitare), ni à Mark, les autres membres de mon groupe. Et — mais je me gardai bien de faire le moindre commentaire — je ne fus pas vraiment surpris d’apprendre jeudi dernier qu’elle et Matt s’étaient séparés le jour précédent. Ce soir, Matt nous a présenté sa nouvelle petite amie. Je ne lui ai pas trouvé le type anglais, à vrai dire. Elle avait plutôt dans le visage quelque chose de Laetitia Casta (inutile de préciser qu’évaluer le reste de sa personne eût été déplacé — et quand bien même, mon regard se perd toujours à l’opposé de celui d’une demoiselle, à moins que je n’aie pas le choix). Avec elle et Matt était un troisième type, un ami ou parent de la jeune fille, à en juger par le fait que je ne l’avais jamais vu auparavant, et qu’il ne semblait pas connaître Matt. J’en viens à l’aspect étrange de la chose. Pendant la soirée, Laetitia (appelons-là ainsi, je n’ai pas retenu son prénom) et son « frère » s’ennuyèrent ferme. Ne connaissant manifestement personne, et Matt profitant de l’occasion pour se soûler avec ses potes, cela n’aura rien de bien étonnant. Etonnant, pourtant, le fait que Matt ne se soit pas plus occupé d’elle. Loin de moi de juger le comportement d’un ami, simplement je sais qu’en mon cas, je me sentirais responsable de mes hôtes (qu’il s’agisse ou non de ma petite amie, mais a fortiori s’il s’agissait d’elle). Rien de bien particulier, jusqu’à ce que nous montions sur scène pour clore le concert. Rien de bien particulier, sinon le regard de Laetitia. Pendant la quasi totalité de notre prestation, ses yeux sont restés fixés sur moi. J’ai croisé son regard un certain nombre de fois. J’ai croisé d’autres regards, dans la foule. Ce n’étaient pas les mêmes. On sait facilement distinguer les gens qui regardent le groupe. Leurs yeux vont d’un musicien à l’autre, s’attardant sur tel ou tel membre tandis qu’il exécute une partie au premier plan du morceau. Et puis, lorsque notre regard croise le leur, ils ont ce sourire, et ce hochement de tête complice qui exprime leur satisfaction ou le fait qu’ils sont agréablement surpris par tel ou tel enchaînement que l’on vient d’effectuer. Et parfois, le poing serré, le pouce levé, pour appuyer leur opinion. Laetitia, elle, ne souriait pas. Elle ne hochait pas non plus la tête. Elle ne donnait pas l’impression d’être dans le morceau. Son regard restait fixe, m’obligeant à détourner le mien. Il est difficile d’expliquer pourquoi ce regard était différent des autres. On pourra penser que tout est dans ma façon d’interpréter les choses ; je n’en crois rien, pourtant. Nous avons tous croisé de tels regards, parfois dans une soirée, parfois dans la rue, ou bien en classe ou au boulot. Ils ont une intensité toute particulière. Comme les regards qu’aurait un muet essayant de nous dire quelque chose. Ils sont ce que j’appellerais des regards « insistants », remplaçant un langage difficile ou impossible. On sent qu’ils ont quelque chose à dire, comme notre muet, mais l’on ignore de quoi il s’agit. On peut le deviner, bien sûr, mais ce ne sera jamais qu’affaire d’interprétation. Cela fait que je ne pourrai jamais vraiment « prouver » à mon lecteur que j’ai vu juste. Je ne peux le savoir. Je peux le sentir, pourtant, et cela fait que j’éprouve le besoin de témoigner à mon lecteur les impressions qui en découlent immédiatement (car le regard d’une jolie fille a des conséquences, sans lesquelles je n’aurais pas eu grand-chose à écrire ce soir). La plupart des gens qui observent un groupe de musiciens se focalisent sur les guitaristes et le chanteur, qui sont au premier plan de la scène. De temps à autres, un coup d’œil au batteur (hormis les batteurs des autres groupes qui eux se focalisent essentiellement sur leur instrument favori, comparent, analysent, etc.). Mais c’est une observation globale. On observe le groupe, en tant qu’entité unique. Ou bien, tel jeu de guitare, tel riff de basse, tel break de batterie. Par curiosité, ou parce que ça ressemble à ce qu’on peut voir à la télé. Laetitia ne regardait pas le groupe. Laetitia ne regardait pas non plus le batteur. Laetitia regardait mes yeux. Alors, j’en viens à me dire que décidément, cela est étrange. Tel un puzzle peu ordinaire où se mélangent Matt, ses petites amies, la musique, et moi. Et j’en viens, fatalement, à me poser des questions sur le comportement des filles. Mon ami Fred me répète souvent que le fait qu’une fille ait un petit ami ne signifie pas pour autant qu’elle soit « prise ». Que les filles cherchent parfois la sécurité d’un couple, mais que cela ne signifie pas que leur compagnon répond pleinement à leurs attentes, ni qu’elles éprouvent forcément de l’amour pour lui. Simplement, en attendant de trouver mieux, et pour ne pas prendre le risque de se retrouver seules, elles gardent soigneusement leur petit ami du moment. Autrefois, je riais de Fred, à ce sujet. Mais depuis que j’ai eu cette discussion avec Sab, la copine de Nico, depuis que j’ai découvert une Ch. non amoureuse de son petit ami, mais s’accrochant avec force à sa petite vie sans embûche, et depuis Matt et les regards de ses petites amies, j’en viens à me dire que l’ami Fredo a peut-être bien raison, au moins pour toute une « catégorie » de filles. Troublant. Que retirer de tout cela ? Du fait que Matt ait réussi à retrouver une petite amie en trois jours (enfin, cela lui a certainement pris un peu plus de temps) et du fait que cette petite amie (de même que la précédente) ait — du moins est-ce mon interprétation de la chose — témoigné de l’intérêt pour un autre garçon, je déduis la chose suivante. D’une part, qu’il est plus aisé qu’on ne croit de se trouver une petite amie. Dans la tête de beaucoup de garçons (dont la mienne jusqu’à récemment), je crois qu’il y a cette idée fausse que les filles n’ont qu’à attendre que les garçons leur fassent la cour, pour choisir celui qu’elles préfèrent. Idée fausse, car selon toute vraisemblance — et les discussions récentes que j’ai pu avoir avec des amies sur le sujet me l’ont confirmé — les filles n’ont pas tant de prétendants que ça. Probablement, cela est dû à une certaine crainte de la part des garçons de se voir rejeter, chose qu’il est difficile de ne pas prendre comme une humiliation (et pourtant, on a sans doute tort ; ce ne sont là que des échecs passagers, sur la route qui mène au succès). Mais, on voit qu’alors cette crainte est injustifiée. Plus que cela, elle est la cause même de son infirmation. En effet : les garçons craignent de se voir rejetés donc ils n’osent pas faire leur démarche auprès des filles donc les filles ont peu de prétendants donc, dans le cas (majoritaire, j’ose croire) où le garçon n’est pas absolument repoussant ou idiot, elles ne peuvent pas vraiment se permettre de refuser l’occasion trop rare, donc les garçons ont très probablement de plus fortes chances de se voir répondre « oui » que « non ». Le fait qu’une fille qui a un petit ami continue à s’intéresser, certes avec discrétion, aux autres garçons qu’elle croise, confirme cette théorie de la « pénurie de prétendants ». L’occasion étant rare, elle ne peut se permettre de repousser un garçon qui lui semble convenable. Mais, toujours du fait de cette pénurie, il y a des chances non négligeables que ce garçon ne corresponde pas à ce que la demoiselle attend d’un compagnon. Par conséquent, tout en conservant le petit ami acquis, elle laisse la porte de son cœur ouverte pour le cas où un autre garçon qui correspondrait mieux (ou du moins semblerait mieux correspondre) à ses attentes ferait surface dans le réseau de connaissances. Autrement dit : en allant vers une fille (libre, s’entend), le risque de se voir rejeté est bien moindre qu’on tend à le supposer, mais ce n’est pas parce qu’une fille nous dit oui qu’il faut la considérer comme acquise. On n’est, pour autant que l’amour ne naisse pas entre temps, qu’un petit ami en intérim, remplaçant temporairement l’idéal à venir. Cela impliquerait qu’alors, dans l’absence de rencontre de cet idéal (à quantifier), beaucoup de filles puisse faire leur vie avec un homme pour lequel elles n’éprouvent pas de sentiments véritables. Encore une claque au visage naïf d’un monde rose et sucré hérité de l’enfance... Ce ne sont là que des réflexions incomplètes, qui je l’espère avec l’expérience gagneront en précision. Terminons le récit de cette soirée. Steve G., John, Jamie et moi avons quitté la salle après notre performance, pour aller boire un thé. C’aura été, de toutes les soirées que j’aie faites ici, la seule sans la moindre goutte d’alcool. Pas question de boire avant de jouer, ni pendant (hormis l’eau, qu’on descend en quantités importantes), et après, il était trop tard pour trouver une boîte ou un bar ouvert. Nous avons donc opté pour le thé at home. Sur le chemin du retour, à 3h, traversant le campus désert, j’avais le cafard. Les yeux de Laetitia étaient d’un joli bleu. Mais, bien plus que leur couleur, c’est l’intensité avec laquelle ils essayaient de me dire quelque chose, l’intensité frustrante (et réciproquement frustrée) du muet, qui me pesait, me pèse encore un peu. Le sentiment d’avoir croisé ce muet, qui avait une chose importante à nous confier, vitale peut-être (car certains chemins mènent parfois bien plus loin qu’on ne l’aurait, initialement, imaginé), et qu’on ne saura pas. Que, pourtant, on croit savoir. Et qui donne à la fin de la nuit un aspect d’échec. A tort pourtant : quand bien même j’aurais vu juste, on ne fait pas la cour à une fille qui a un petit ami — mais j’aurais pu soutenir son regard plus longtemps, lui donner l’impression que j’avais, moi aussi, des choses à lui dire. Enfin, après quelques pas dans la nuit, j’entends qu’on court derrière moi. Une main s’abat sur mon épaule. C’est Sophie, qui revient de la fac. Coïncidence agréable ; j’eus difficilement pu rêver de mieux. On marche ensemble jusqu’à nos bâtiments respectifs, je lui raconte ma soirée, elle me raconte ce qu’ont fait les autres de la bande, me parle un peu de son mémoire, qui la tient éveillée si tard. On se salue. Je retrouve les yeux de Laetitia, mais le cœur plus léger. Il n’y a pas mieux qu’une amie contre les maux de cœur. Ecrit par Barjac, le Dimanche 14 Novembre 2004, 05:38.
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