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Maman
Bien sûr, ils méritaient de gagner. J’avais même pris la décision de voter pour eux, avant d’apprendre qu’on pouvait voter pour son propre groupe. Mais d’avoir été si près, de s’être, sans doute, un peu monté la tête, c’est un coup dur pour l’ego.
Le concert s’est bien déroulé, avec comme toujours quelques accrocs. Nous avons joué derniers, une performance honnête. Puis il y a eu le vote. Et les résultats. Les uns après les autres, les groupes ont été nommés, par ordre d’élimination. A la fin, il restait le nôtre et le groupe avec lequel on s’entend le mieux. Seconds. Nous ne fûmes que seconds. Bien sûr, je devrais m’en réjouir, car c’est après tout un succès. Mais il y a un « mais ». Quelle que soit la discipline dans laquelle on concourt, on trouvera toujours plus fort que soi. C’est une chose que maman répétait souvent. Une chose que j’ai apprise en prépa, à assurer confortablement ma position de premier en partant de la fin. Quelle que soit la discipline, on trouvera toujours plus doué que soi. Et c’est une belle leçon d’humilité, un soufflet au visage de l’orgueil. Mais, même si l’on sait qu’on ne sera jamais vraiment premier, ou bien alors qu’un temps, il reste une différence majeure entre la chose sue et la chose vécue. On n’a pas, heureusement, souvent l’occasion de prendre vraiment conscience de cette inaccessible médaille d’or. Mais lorsqu’on se retrouve avec entre nos mains la deuxième place, cela fait mal. Bien sûr, il y a tant d’autres facteurs. Le fait que je n’ai dormi que deux heures cette nuit, passant dans mon lit sept heures à attendre que le sommeil vienne, agitant dans ma tête mille pensées, le crâne réduit à l’état d’éprouvette où se mêlent en désordre Ch., le concept de Dieu, le sens de la vie s’il en est seulement un. Rallumer, fumer à la fenêtre, en se sentant agréablement misérable, heureux de n’être pas comme tout le monde, de rester là, songeur, écoutant l’inlassable tic-tac de la montre, savourant secrètement ma condition d’insomniaque. Puis, au petit matin, après la répétition, assis sur un banc dans la brume, une autre cigarette. Avec, au creux du ventre, l’aigreur déshydratée des lendemains de fête. Rentrer, dormir une heure, retrouver Marc et Steve en ville pour acheter des bonbons à distribuer au public, un drap et une bombe pour faire une bannière, passer quelques temps au pub. Puis les essais de son, le concert, et cigarette après cigarette, mes poumons ne sont plus que deux trous noirs dans une poitrine morte. Au moment de partir, Amy (une étudiante de mon département, venue nous supporter) me demande si je rentre. Qu’on fasse le chemin ensemble. Un peu troublé, je prétends attendre Steve. Elle insiste. Je dis non, vraiment. Et c’est un refus, dicté par l’angoisse, de penser qu’il y a dans cette insistance à ce qu’on rentre ensemble un danger terrible. Et si, et si elle me suis jusqu’à chez moi, si elle propose d’aller boire un verre ? Je ne veux faire de peine à personne. Finalement, apercevant dans un miroir le reflet d’un menteur, j’accepte de la raccompagner, cachant du mieux possible ma honte. Je salue mes trois potes, et raccompagne Amy. Elle me dit à demain devant chez elle, et je m’en vais seul terminer une dernière cigarette devant la porte de mon immeuble. Devant l’ascenseur, Geneviève attend. Je la salue, on monte ensemble. Je lui dis que oui, le concert s’est bien passé, que oui, je suis fatigué, lui demande si elle habite désormais l’immeuble. Elle m’explique qu’elle va retrouver son petit ami. Je la salue, et regagne ma chambre. Et m'y voilà, partagé entre l’envie de pleurer et celle de vomir. Le stress qui s’en va doucement, et c’est comme si cette énergie anxieuse avait jusque-là maintenu mes atomes ensemble, donné à mon corps la force de tenir debout. Mais le stress s’en va, et je me sens tel un pantin dont on a lâché les ficelles, juste un monceau de chair, délaissé, affalé, inutile. Matt me faisant des signes satisfaits pendant notre prestation — je remarque qu’il a encore changé de petite amie, et regrette un instant que Laetitia ne soit pas là pour oublier dans ses yeux bleus qui je suis, où je suis, et ce que j’y fais. Ces filles et garçons que nous ne connaissons pas, venue avec des T-shirts au nom du groupe, et l’on voudrait les embrasser tant cela est bon de se sentir supporté. A l’annonce des résultats, tout comme un peu plus tard l’homme redeviendra matière inerte, c’est la gloire qui s’effrite, se morcelle, et s’effondre. Les paillettes, les spots, les acclamations ne sont plus pour nous. Je n’ai pas vu Sophie partir, et je m’en fous. Je regrette d’avoir raccompagné Amy. J’aurais aimé rentrer seul, dans un campus désert, sous une pluie fine. Cacher dans les coins sombres mon ombre de perdant. Fuir le bruit, la fumée, et pleurer sur un banc, murmurant brusquement, comme un dernier recours, une ultime prière : « maman ». La femme qui nous aimera toujours, quand toutes les autres nous tournent le dos ; la femme que l’on oublie trop souvent, mais dont on sait que toujours les bras nous seront ouverts pour y laisser aller nos larmes, y verser nos malheurs. Et peut-être, au fond, le plus dur à être homme, est de devoir faire sans ce rocher maternel pour nous sauver des flots. Ne compter que sur soi, au moment même où l’on n’a plus une once d’estime propre, où notre gloire n’est plus qu’un prospectus collé au pavé, mourrant sous les talons d’une foule amoureuse d’un plus beau, d’un plus grand. Maman, pour qui, quoi qu’il advienne, quoiqu’on fasse, et aussi médiocre que l’on soit ou devienne, on restera toujours le premier, le meilleur. Maman. Ecrit par Barjac, le Vendredi 3 Décembre 2004, 02:36.
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