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(R)évolution
Angoisse. Comme une démangeaison nerveuse, quelque part dans le ventre, un mur qui se rapproche et que je ne sais comment franchir. J’aurais dû travailler, pendant ces vacances, rattraper mon retard. Je n’ai presque rien fait et après-demain, je retourne à Birmingham. Angoisse. Il faudra prendre le train pour Toulouse, trouver un moyen de rejoindre l’aéroport, ne pas rater l’avion. Puis retrouver, là-bas… Je ne sais pas vraiment quoi. Ce que l’on voit n’est pas effrayant, seul l’est ce que l’on imagine. Là-bas, j’ai ma chambre, des amis. Mais vu depuis la maison, cela m’apparaît bien vide. Angoisse du départ. J’ai toujours peur quand je pars. L’impression que je laisse derrière moi des gens ; les reverrai-je jamais ? Andrea, Dolores et Martin sont retournés en Allemagne, et je sais que je ne les reverrai pas. Ou alors, à l’occasion, s’ils reviennent. Et de les revoir ne me fera pas grand-chose. N’est terrible que de s’éloigner. En partant, traversant les rues désertes quelques heures avant que le soleil ne se lève, je me sentais mal. Mario ne reviendra qu’en Février. Restent Thomas, Jane, Sophie, Claudia. Fania pour quelques mois. Penser qu’un jour ces gens retourneront chez eux, aussi. Les reverrai-je jamais, ces amis d’un temps ? J’ai peur, peur de ces chemins qui se séparent, de ces gens que la vie avale, de ces longues nuits passées à rire dont il ne restera plus rien qu’un écho, des années après, que moi seul dans mon lit trop grand, entendrai encore.
L’année a commencé amèrement, avec une première pensée pour Ch. Une pensée pénible. D’ordinaire, penser à elle me rend nostalgique. Le bonheur d’autrefois est triste parce qu’on l’a perdu, mais on continue à l’admirer, à l’estimer. Là, j’ai pensé à ce que je n’aimais pas chez elle. A cause de ma jalousie. Elle était plus sociable que moi et connaissais tout plein de garçons qu’elle voulait me faire rencontrer, ce à quoi je m’opposais tout le temps. Je ne lui ai jamais avoué que c’était parce que j’avais peur de ces amis qui me volaient un peu d’elle. Quand j’ai été la voir, en septembre, le soir où on a parlé, elle a reconnu dans le garçon de café une connaissance, rencontrée à une soirée. Une jolie fille connaît toujours plein de monde. Et c’est étrange, étrange comme cela peut être douloureux, quand d’autres choses qui devraient l’être, le sont pourtant bien moins. Je me souviens, en rentrant d’Italie, un été. Qu’elle m’avait manqué, pendant ces trois semaines, et que j’étais heureux d’avoir tant de courrier à lire à mon retour ! J’ai lu, lu le récit de cette nuit où, dans la piscine de son hôtel en Sicile, avec les amis qu’elle s’étaient fait, garçons et filles, elle s’était baignée nue. Et j’ai pleuré, maudit, haï, de me sentir trahi dans ce que j’avais de plus cher. Quelques années plus tard, en trouvant sous son lit, à Angers, cet emballage vert de préservatif, je n’ai pas eu mal. Je la revois, pourtant, sanglotant dans un coin. Quand on parle à d’autres garçons de ce genre de situation, ils s’écrient que jamais ils n’accepteraient la chose, feraient un scandale. Mais ce sont là des mots, jetés avec fermeté depuis la jetée. Qu’en resterait-il une fois sur l’océan, pris dans la tempête ? Tempête est un mot mal choisi ; je n’éprouvai ce soir-là qu’un grand calme noir, un vide silencieux. Aucune rage, aucune haine. Seulement de la tristesse, à contempler le plafond sans un mot, tandis qu’à mon côté une fille pleure, pleure, pleure. Je la revois me supplier de me fâcher, de la punir, quelque part, tellement loin de moi, trop loin pour me sortir de mon silence. Je la revois, dans son peignoir jaune, comme à travers une lunette tenue à l’envers. Tout au fond d’un couloir, si petite, si lointaine. Qu’y avait-il à dire ? Je me le demande encore. Je n’étais ni surpris, ni dégoûté, ne me sentais pas trahi. Juste seul. Ce n’était rien, à côté de lorsqu’elle parlait d’autres garçons qui lui faisaient la cour, et là, je ne disais rien non plus, mais j’avais mal, et l’envie de m’enfuir, de courir loin d’elle pour me cacher, d’échapper à cette douleur qu’elle n’aurait pu comprendre, et dont, malgré moi, j’avais honte. Je crois que nous étions tous deux, au départ, un peu hors du monde, et que c’est ce qui fit notre amour si beau. Avec le temps, nous avons changé. Elle a rejoint les rangs des hommes et femmes de son âge, tandis que je m’éloignais plus encore d’eux, m’isolant, me construisant une personnalité où l’autre devenait une inconnue dans une équation sans solution. J’ai eu ce sentiment, en la revoyant, cet été. Elle marchait vers la normalité, je m’en éloignais, ainsi se sont croisés nos chemins. J’aurais aimé qu’elle vienne avec moi. Mais il est des choses qui échappent à notre contrôle. Pourquoi évolue-t-on de telle ou telle manière ? Je doute qu’on en soit réellement responsable. Notre personnalité fait que, voilà tout. Et notre personnalité n’est pas une chose que l’on fabrique par notre volonté, parce que l’on se veut tel ou tel. Ce n’est pas un chemin que l’on prévoit et suit, dans le but d’atteindre une destination précise. C’est une fuite, face à nos angoisses, nos complexes. Comme une balle dans un flipper, des obstacles agissent sur nous tels des champs répulsifs. On ne choisit pas d’aller dans une direction parce qu’elle nous attire ; on fonce dans celle opposée à ce qui nous effraie, sans savoir où elle mène, sans vraiment s’y intéresser, pourvu qu’elle nous éloigne de ce qui pourrait nous dévorer. Je me rends compte que des gens meurent, même s’ils restent vivants. Ils deviennent autre chose, une chose que l’on ne connaît plus. La fille que j’aimais – disparue. La mère que j’aimais – disparue. De la première, pourtant, il me reste des souvenirs conscients. De la seconde, les souvenirs sont flous. Je sais qu’ils existent, mais je suis incapable de me les remémorer. Je sais que j’ai aimé ma mère, à une époque. Mais c’est une époque sur laquelle je ne sais mettre aucune image précise. Ch. disait qu’elle se tuerait si un jour je la quittais. Et je crois qu’aussi bien elle que ma mère ont réussi leur suicide. Elles sont devenues d’autres personnes, mais celles que j’aimais sont morte, parties à jamais. Je chercherais en vain, en ma nouvelle mère, en mon ex-petite amie, les femmes que j’ai aimées. Elles appartiennent à un autre temps, un autre monde, qui ne vit plus que sur les planches dans mon crâne, quand le rideau se lève et que se ferment les portes sur le monde actuel. Je suis, de bien des manières, un homme en deuil. Pour maman, je ne me sens pas coupable. J’avais pris le large bien avant, avant l’adolescence même. Pour Ch., c’est différent. Je l’aimais, comme un garçon qui a tourné le dos à sa mère depuis des années peut aimer, de toute cette tendresse emmagasinée par manque de confiance (non pas en soi, mais en l’autre, ici), tendresse folle, mêlée de désespoir et de rêve. Comme une respiration après une trop longue apnée. J’avais tant attendu, fuyant l’attention parentale, jusqu’au jour où elle a pris ma main. Alors, enfin, j’avais confiance, et je pouvais aimer. Aimer pleinement. Trop aimer, fatalement. Elle était la mère dont l’enfant s’était privé, l’amie, la femme de l’homme à venir. Elle était trop de choses pour qu’en la perdant, je ne me perde pas moi-même. Maintenant, plus loin encore des hommes que je ne l’étais alors, car par la réflexion et par l’habitude, ma position gagne chaque jour en solidité, je n’ai plus d’alliée pour me sentir chez moi. Il suffit de se sentir proche d’une seule personne pour cesser de se sentir loin des autres. Qu’importait que je ne fus pas comme tout le monde, du moment que j’étais comme elle ; qu’importait que mon univers ne communique pas avec celui du reste des hommes, puisqu’il s’ouvrait sur le sien, et le sien sur le mien ? Au contraire, même, d’être deux différents, on n’était que plus proches. Peut-être, si j’avais tellement peur de tous ces amis qu’elle se faisait, où qu’elle aille, était-ce au fond parce que je sentais que c’était le point sur lequel on divergeait. Et que cette divergence finirait par tuer ce si bel oiseau que nous avions attrapé ensemble. J’ai voulu croire qu’elle avait conservé sa sensibilité d’antan, qu’encore de temps à autres, elle s’asseyait par terre, dehors, et écoutait le vent, et se sentait seul, et qu’alors elle se souvenait du garçon qui savait saisir ces instants-là, lui montrer le soleil se levant, en refermant ses bras autour de ses épaules. Comme quand on était jeunes, comme quand on était fiers, comme quand s’asseoir par terre, au pied des bancs, c’était se moquer des adultes, et de leur monde clos, fait de règles établies ; c’était crier notre liberté, l’absence de telles règles, notre monde où tout restait à écrire, tout restait à penser, où l’oiseau volait libre, et qu’importait si l’on salissait nos jeans, c’était la preuve que nous n’avions aucune réponse, de celles que les adultes tirent toutes faites des tiroirs, des dossiers, qu’ils gardent dans leur tête prêtes à servir, parce qu’ils n’ont pas le temps de s’arrêter pour réfléchir, parce qu’ils n’ont plus l’habitude, parce qu’on doit s’asseoir sur un banc, que c’est une réponse, à une question qui a depuis longtemps été effacée. C’était notre révolution. Quand j’ai revu Ch., elle ne portait plus de jeans. Des habits soignés, un chemisier uni, des chaussures vernies. Du blanc et du noir. Désormais chacun d’un côté de la barrière, se demandant si le grillage était une prison pour l’autre, ou une prison pour lui. A cela, je n’ai pas de réponse. Je n’en veux pas. Mais je sais une chose : c’est qu’aujourd’hui, assis seul au pied des bancs, je m’ennuie. Ecrit par Barjac, le Mardi 4 Janvier 2005, 08:35.
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