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Joyeux anniversolitaire
Première soirée du crû 2005. Anniversaires de Sophie, Anna et Sha. Je me promène cet après-midi à la recherche de bougies pour mettre sur les gâteaux. Devant le marché, sur un bloc de béton, est assise une fillette. Je peste contre mon idée de ne pas prendre mon appareil photo. La gamine a quelque chose. Ses joues rondes, ses tâches de rousseur, ses yeux bleus. Plus tard, je comprends : c’était, dans ce visage particulier, celui du général : le visage de l’enfance. Ne grandis pas trop vite, petite.
La tête de la vendeuse quand je lui demande 90 bougies (ayant fait l’hypothèse – exacte – que chacune des filles avait moins de 30 ans). La galère pour compter, j’ai presque envie de lui souffler que ça fait quatre paquets de ce type, et quatre de tel autre. Je finis par partir avec mes bougies. J’achète aussi des chocolats, trois boîtes que j’emballe soigneusement. Pour ne pas les donner, finalement. Amusant : il faut aussi du courage pour faire des choses gentilles. Et comme seule Jane sur les 30 personnes présentes avait prévu des cadeaux, j’ai laissé les miens de côté. En rentrant de boîte, je dis à Sophie que j’ai oublié de les donner. Elle prendra le sien et filera les autres à ses co-locatrices demain. Etrange, le bar. Le même que celui où j’ai dansé avec Claudia. Je n’y étais pas retourné depuis. C’était vide. Une de nos amies, fort jolie, dansait à merveille. Un plaisir pour les yeux. Point autant que la fille du bar, toute fois, dont j’avais déjà remarqué qu’elle avait « quelque chose ». On se souviendra de la stagiaire de cet été. Parfois, on a des gens une image dont on découvre qu’elle n’existe en réalité que dans notre tête. C’était le cas de ma stagiaire. J’aimais beaucoup ce que je croyais qu’elle était, pour découvrir à terme qu’elle n’était pas l’image que j’avais d’elle. La fille du bar, c’est justement ce portrait-là. C'est ma stagiaire telle que je la voyais. Croisé son regard deux fois ce soir. Enregistré son sourire quand j’ai commandé un verre. Et après ? Le sourire fait partie du job, sans doute. Je rentre en fumant ma dernière cigarette. J’ai envie de marcher cent mètres derrière les autres. Je suis fâché. Assis en boîte pendant un morceau à endormir un mollusque, je regarde la chaise devant moi. Il y a si longtemps, Ch. y aurait été assise. Je n’aurais eu qu’à tendre les mains pour les poser sur ses genoux,m’accrocher à son sourire, me sentir chez moi. Mais, avec un geste agacé, je dis le fond de ma pensée à cette chaise vide : tu n’étais qu’une fille comme les autres. Simplement jolie, mais il y en a tant d’autres. « One in a million », comme j’avais décrit à Chiara ce que j’étais pour elle (et elle avait acquiescé). La seule chose qui m’a uni à Ch., qui l’a unie à moi, était que nous étions l’un pour l’autre la première histoire amoureuse un peu sérieuse. Nous ignorions tout de l’autre sexe, et l’impossibilité de comparaison faisait fatalement un dieu de l’un aux yeux de l’autre. Elle était la Femme, j’étais l’Homme. Nous étions ce dont l’autre rêvait sans bien savoir de quoi il s’agirait. En elle j’ai aimé la femme ; en moi, elle a aimé l’homme. C’aurait pu être n’importe quelle autre fille, n’importe quel autre garçon, pourvu que tous deux ignorassent tout de l'autre moitié du genre humain. Notre immense amour n’était qu’une illusion, le résultat de notre ignorance. C’en est assez pour me fâcher avec Ch. pour la soirée, maudire le genre féminin dans son ensemble, et coller sur la vie une étiquette où j’écris rageusement : "à revoir". J’ai retrouvé l’adresse mail de mon amie japonaise, lui ai écrit. Elle m’a répondu, un mail plein de points d’exclamations, pour me dire combien elle était contente d’avoir de mes nouvelles. Rayon de soleil. J’aimais beaucoup cette fille, avec qui je passais les nuits de boulot du Master à discuter d’un tas de trucs. J’aimais sa façon de voir les choses, son côté tellement adulte à côté de son côté complètement enfantin. Et puis, et puis, et puis. Je donne des coups de pieds dans une canette imaginaire, et Sophie me demande si je m’endors, et je dis oui pour couper court à la conversation. Je me sens tout seul, regrette quelque part d’avoir fait tant de chemin, compris tant de choses. Le bonheur appartient aux ignorants. J’en ai longuement discuté avec Claudia, il y a quelques nuits. Sitôt que l’oiseau prend conscience de sa cage, s’en échappe, il devient libre. C’est-à-dire que plus jamais il ne pourra supporter la cage, ce qui le contraint à toujours voler, toujours. Je suis cet oiseau. J’étais heureux, heureux parce qu’ignorant. Le monde s’arrêtait avec les frontières de mon village, ma vie était toute écrite, simple et sans détours. Je me voyais déjà vieillard, riant des dents qu’il me resterait, à côté de ma petite Ch., en nous remémorant le temps où, le temps où l’on faisait les quatre cent coups. Allez, vole, l’oiseau. Les filles, c’est pas grand chose. Une bêtise de plus, à ajouter à celle que l’on est. Y en a pas une qui efface toutes les autres, la bonne, celle avec qui on fait sa vie, celle à qui on donne tout, qui nous donne tout. L’unique, c’est n’importe laquelle. C’est Ch., c’est la fille du bar, c’est la fille qui danse, c’est mon amie japonaise, c’est ma stagiaire. Ce sont tous ses regards où l’on croit rencontrer l’espace d’un instant celui de l’ange que l’on poursuit. Pour se convaincre aussitôt que l’on s’est trompé. Alors, sauver ses rêves, coûte que coûte, préserver un idéal qui n’aura jamais de visage. Je pourrais aimer, oui. Je pourrais l’aimer elle, t’aimer toi, ça ne ferait aucune différence. Je préfère continuer d’aimer une absente, une image, quelque chose que jamais aucune fille n’égalera. Oui, oui c’est faire le fier, trouver de bonnes excuses pour ne pas avouer que tout au fond, là où la vérité s’écrit à même le cœur, je voudrais tant la prendre dans mes bras, cette petite blonde au sourire si charmant qui tient le bar. Si tu savais combien elle te ressemble, avec ses yeux si sombres et ses lèvres si roses, ses épaules si fines, ses mains si menues, oh, si tu savais… Mais non, ah ah, elle n’est pas née, celle qui posera sa tête sur mon épaule, non, non, non, je m’enfuis, je fuis mes propres désirs. Ne nous y trompons pas : on se proclame solitaire pour ne pas s’avouer timide. Ecrit par Barjac, le Dimanche 9 Janvier 2005, 04:59.
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