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"Nous"
Vendredi depuis 13 minutes. Marianna a terminé ses exams. Je la retrouve demain soir. Percevrais-je un léger manque d'enthousiasme ? Trajectoire chaotique de l'ombre d'un moustique, noire, sur le plafond clair. Et mon doute au milieu.

Solution d'amour à cinq pour cent
Certes, c'est une chouette relation. Chouette au sens où justement, elle n'est pas passionnée. Non, ce n'est pas Ch., ce n'est pas l'amour fou, l'amour terrible, celui dont le métal sans cesse se fond aux flammes blanches du coeur, pour se figer ensuite au contact des larmes. Il n'y a pas de soufflet, pas de forge, pas de lame tranchante. Je m'ennuie du caractère méchanique de nos échanges. Barrage de la langue : notre vocabulaire, limité, laisse peu de place aux élans romantiques. Elle est mon bébé, je suis son bébé. Et l'on a tellement usé de ces mots qu'ils ont perdu jusqu'à la moindre nuance. C'est l'amour-habitude, l'amour établi. L'amour sans surprise.

Nous avons passé de bons moments. En paragerons encore de nombreux, je suppose. Mais la fascination de l'homme pour la femme s'est émoussée. La déesse n'est plus qu'une icone. Le jeune converti, ardent, vivant pour et par sa foi, est devenu curé de campagne, organisant un culte où la routine a remplacé l'aspiration immatérielle. La dimension divine s'est effacée, laissant place au réel, et notre amour est une pièce de théâtre. On a pris un plaisir immense à la représenter, au début, c'était drôle d'être qui le garçon, qui la fille. Mais avec le temps, les personnages perdent en épaisseur, le rôle, ses gestes, ses mots, n'ont plus rien de nouveau. C'est l'éternelle même pièce, les mêmes décors. On cherchait autrefois les indices dans un signe de ponctuation ; on sentait le bonheur chaud se répandre soudain dans nos veines lorsqu'on croyait avoir décelé un signe positif dans tel mot, telle expression. Et maintenant, ce sont les mêmes messages, envoyés aux mêmes heures, racontant les mêmes choses, ou plutôt ne racontant rien. On s'est battus pour conquérir son coeur, et la terre promise était si belle, lorsqu'elle n'était que promise, que tout restait à faire. Mais le chevalier servant, en sa cité paisible et désormais sienne, se morfond en rêvant d'autre sièges, d'autres victoires.

Non, je ne me plaindrai pas. J'ai une petite amie qui est jolie, gentille, et qui n'a pas l'air de vouloir s'en aller. Je ne regretterai pas non plus les peines infligées par les précédentes, même si la peine, d'une certaine façon, attise le désir. Et rien n'est plus désirable qu'une femme qui nous échappe. Mais je m'en moque. Marianna est ma première petite amie. La première qui mérite véritablement ce nom, je suppose. Elle n'est pas tout pour moi, simplement une réponse au vide amoureux, qui n'est qu'un désir parmi d'autres. Pour la première fois, ni tragédie, ni imprévu. Et, même si je n'ai pas l'habitude des relations où le coeur ne fonctionne pas sans cesse à cent pour cent, même si j'ai par l'expérience, assimilé l'amour à un état instable, alternant déceptions, déchirures, passion, bonheurs et peines trop grands, ma raison me dit qu'il me faut me réjouir de mon état présent. C'est l'amour paisible, l'amour adulte. Tout aussi calme, sûr, et monotone que l'est une mer d'huile. Je suppose qu'au fond d'eux, lors de longues traversées, les marins rêvent de tempêtes.

C'est ma petite amie, pas ma confidente. J'ai des amis pour ça. Mais ça me plait ainsi. Parce qu'elle est fille jusqu'au bout des ongles, qu'il y a plus de rose dans sa garde robe que de jaune dans un champ de colza en fleurs, que sa table de nuit accueille suffisamment de crèmes, laits et autres potions pour ouvrir un institut de beauté, et qu'il est plus facile de se sentir garçon en face d'une fille tellement fille. Tout est affaire de contraste.

Je réalise qu'il y avait du vrai dans ce que racontait Ch. cet été. Un(e) partenaire que l'on "aime" raisonnablement, c'est un(e) partenaire dont l'absence ne nous est pas douloureuse, qui nous laisse de la place pour faire ce qui nous tient à coeur. Ce n'est pas un engagement, c'est une habitude. Sans doute, d'une certaine manière, cela est effrayant. Je me suis assez débattu avec ma crainte d'en arriver là un jour pour ne pas m'y jeter sans rechigner un peu. Mais soyons honnêtes : les grandes aventures, la folie sous les étoiles, c'était l'affaire d'un homme, l'affaire d'un temps. D'un autre homme, et d'un autre temps. La nouveauté ne dure qu'une fois, et l'on ne retrouve pas plus la magie des premiers temps que les falaises érodées par la mer ne retrouveront leurs angles neufs.

Perceptions enfantines
Impossible de dormir de toute la semaine. Je persiste cependant à me lever tôt, à aller au labo. Pas moyen de bosser, ce n'est plus un effort de concentration, c'est un effort pour se maintenir éveillé. Alors je vais marcher, erre dans les centres commerciaux, hors de tout. Fasciné par les couleurs, l'éclat brillant des étalages. L'insomnie agit d'une manière formidable sur nos sens. D'une part, elle efface l'essentiel de notre perception du monde éloigné — impossible de lever les yeux, de prendre conscience de l'ensemble du paysage, ce serait trop d'informations à analyser. Tout ce qui est à plus d'un mètre de moi m'échappe totalement. On se représentera la chose en imaginant un de ces portraits de photographe, où le champ de profondeur est réduit, si bien que tout ce qui n'est pas dans le plan du visage apparaît flou. Et, chose étrange, dans cet état de perception, j'ai des flashbacks. Tandis que telle couleur, telle forme, telle odeur, occupe l'essentiel de mon champ sensoriel, des souvenirs de la petite enfance me reviennent. Pas exactement des souvenirs, disons des impressions. Objets divers qui m'ont fascinés autrefois, et dont le détail (forme, couleur) vient se substituer à l'objet réel perçu. Hormis une fois ou deux, je n'ai en général pas su retrouver de quel objet le détail en question provenait, ni de quelle période de mon enfance il émanait. Exactement comme il arrive un point où, en faisant un gros plan sur un objet, on ne capture plus dans le cadre que des formes et des couleurs dont il est impossible de déduire l'objet entier. Mais, si l'objet m'échappe, l'impression éprouvée est un écho à celle éprouvée autrefois. Comme si, à travers un tunnel long de dix ans, vingt peut-être, me parvenait le parfum d'une fleur sentie autrefois. Impossible de voir la fleur nettement, d'amener à la conscience un souvenir précis, mais l'odeur est bien là. Toutes ces impressions étaient agréables. Des impressions de fascination. Peut-être, justement parce qu'elles remontent à un âge où l'objet en soi avait moins d'importance que son éclat. Devant une alliance de rouge et de vert, devant une pile de bougies parfumées, je reste abasourdi, transporté à travers le temps. Pour les bougies, je sais. C'est un souvenir d'un soir de Noël, dans un appartement à Saint-Pierre-des-Corps. J'avais entre trois et six ans. L'obscurité, les bougies sur la table des grandes personnes, fascinantes, tant à cause de la flamme dansante que de l'odeur, de la sensation de fête et de magie (le Père Noël).

Je crois que les enfants perçoivent les choses d'une manière différente. Par exemple, le sens des conversations leur échappe (jusqu'à un certain âge, le langage même leur est étranger), toute l'information qui leur parvient est dans le ton, la musique des voix. Le rire signifie gaïeté, une voix douce signifie bien-être... On peut supposer qu'il en va de même pour ce qu'ils voient : les couleurs, les formes, les mouvements, sont toute l'information qu'ils sont capables d'assimiler. Nous, savons voir dans tel ou tel objet non seulement son aspect, mais aussi sa fonction, son utilité. Le langage aidant pour beaucoup. « Ceci est un couteau ». Objet familier, utile, déterminé. Non pas un objet en deux parties de taille égale, assemblées dans leur longueur, l'une brillante, fine et pointue, l'autre de bois ou de plastique, arrondie. Au fond, c'est un peu comme si tous les sens étaient aveugles, à la manière du toucher : je peux discerner la texture de telle ou telle chose, mais je suis incapable d'en déduire qu'il s'agit d'un foulard de soie, de la peau d'une personne, d'un pétale de fleur... Il me semble donc qu'un état de fatigue avancé, limitant les capacités de concentration et d'analyse, parvienne d'une certaine manière à supprimer le côté utilitaire et familier de l'objet, pour n'en laisser à la perception que les caractéristiques essentielles, faisant ainsi écho au monde telle que nous le percevions à la petite enfance.

Je continuerai plus tard, sans quoi mon prochain article risquerait de traiter de l'influence du manque de sommeil sur les dysfonctionnements menta-a-a-AA-aA-uU-ux mentaux porte-manteaux menthe à l'eau mantomantomanto. Bonne nuit, tout le monde. ;)

Ecrit par Barjac, le Vendredi 27 Mai 2005, 01:51.
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Commentaires
Le 05/06/05 à 13:55
J'aime ces descriptions... ces impressions. Et s'enfouir dans un long rêve, presque de l'autre côté du miroir, quand le sommeil prend enfin le dessus. C'est grisant !
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