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Jeux de cour
Traversant le centre ville en direction de la fac, on atteint bientôt le coin de quartier où les grands magasins d'High Street viennent donner la main aux arrêts d'autobus de la perpendiculaire Bull Street. Du coude que forment les deux rues s'en échappe une troisième, Dale End.

Bien que dans la continuation d'une des principales artères du centre ville, Dale End s'en détache radicalement par son étroitesse, son obscurité. Les larges devantures chics qui encadrent l'allée piétonne d'High Street y laissent subitement place aux façades sales des échopes d'un autre monde : coiffeur afro, bazar électronique dont les enceintes en démonstration sonorisent la rue à grands renforts de basses, restaurant à la grecque dont les relents de friture imposent leur odeur rance, bijouterie obscure dont les vitrines exposent des bagues sans éclat, des colliers de deuxième main. S'opposent à ceci, de l'autre côté de l'asphalte, les néons d'un prêteur sur gages tout juste ouvert, encore un pied dans le berceau mais l'autre déjà dans la tombe. Dans son prolongement s'alignent divers vendeurs d'articles de sport bon marché et de chaussures de mauvaise qualité. Passées ces boutiques se dresse l'enseigne blanche de la Carling Academy, salle de concert rock de la ville, où les lettres rouges désignent l'artiste et la date de la prochaine performance. La rue s'écrase alors entre les hautes façades de plusieurs parkings dont les nombreux étages, de part et d'autre, étalent leur ombre froide sur le bitume. Là, on passe sous une voie perpendiculaire large d'une vingtaine de mètres, dont la pente donne au plafond une inquiétante inclinaison. Sous ce pont, l'absence de lumière est telle qu'on ne distingue plus que des silhouettes sur le fond gris du ciel, à l'autre extrémité, par laquelle s'engouffre avec constance un vent glacial aux rugissements d'oiseau disparu.

Lorsqu'on renaît au jour, c'est pour découvrir à sa gauche l'entrée de service de Scruffy Murphy's, pub aux murs noirs et aux épaisses tables de bois, et qui semble porter sur son dos l'immense fardeau du parking qui le surplombe. Lui faisant face, s'arrachant à l'homogénéité noiraude de la rue, les vitres claires de la réception d'un immeuble de bureaux jouxtent les publicités colorées d'une agence bancaire. Dale End s'achève alors sur Newton Street, qui borde par l'arrière la cour de justice Queen Elizabeth II. Du croisement des deux rues, on aperçoit l'imposant profil de l'édifice qui ressemble, avec son architecture géométrique, ses coins en biseau et ses rangées de vitres sombres où se reflète le bleu du ciel, à quelque prison futuriste ; un grand mur de brique rouge dans lequel se dessine une porte métallique soustrait le reste de l'édifice au regard des badauds.

C'est à cet endroit que, ce matin, un policier me fait signe de m'arrêter. Je me range sur le côté et observe la manoeuvre qui m'est désormais familière. Les carrefours de Dale End, Newton Street et, en contrebas, James Watt Queensway sont bloqués. Sur chaque voie se tient un policier à veste jaune, maintenant d'une paume gantée le traffic à l'arrêt. A chaque carrefour, deux agents spéciaux armés de large fusils mitrailleurs attendent, immobiles. Déjà montent au loin les sirènes du convoi : on amène au procès de la semaine les personnes incriminées. Les sirènes se font bientôt plus proche, puis soudain déchirent le calme matinal tandis que surgissent à pleine vitesse un véhicule pénitentiaire et son escorte de girophares. Les voitures de police se postent en travers de la rue de manière à en bloquer, cette fois physiquement, tout accès. Le véhicule pénitentiaire se met en place devant le sas. Dans cette boîte blanche aux hublots noirs se trouve quelque bandit d'importance, s'il faut en croire le dispositif de sécurité déployé. L'air patibulaire du conducteur me remet en mémoire cette remarque de mon frère à propos de la police municipale dans certaines villes du Sud : "la seule différence entre le flic et le gangster, ici, c'est l'employeur". La porte brune se rétracte avec une lenteur mécanique, avale la voiture-prison, se referme, impitoyable. Le policier nous fait signe que la voie est désormais libre. Je travers le Queensway, de l'autre côté duquel se trouvent les résidences étudiantes, et derrière le campus, la fac.

A l'heure du déjeuner, tandis que je fais le chemin inverse pour retrouver M. en ville, il y a de l'agitation. Des policiers courent vers le campus, deux filles indiquent une direction du doigt. Les radios grésillent, les uniformes affluent, bientôt les sirènes. Le malfrat du matin a réussi à prendre la poudre d'escampette. Pour longtemps, j'en doute. Cowboys et indiens, jeux de cache-cache. Je m'eloigne en réfléchissant à la meilleure façon pour un fugitif de se volatiliser. En déduis que la course doit être réduite au stricte minimum, courir étant le signe d'identification le plus visible. Viennent ensuite les vêtements. Se débarrasser de sa veste, puis marcher aussi calmement que possible. Tâcher de trouver des accessoires qui contredisent l'image traditionnelle du fugitif : fin de clope à se coller au bec, sac McDonald, cannette de boisson. Les accessoires attirent l'attention ailleurs que sur notre visage. Chercher à se perdre dans la foule. Si l'on porte un pyjama à rayures ou tout autre uniforme de prisonnier, ça se corse. Chercher le couvert au plus vite, privilégier dans ce cas les endroits peu fréquentés. Se méfier des caméras de surveillance qui abondent dans la plupart des parkings. En zone d'habitation, s'introduire dans une maison et voler des vêtements de sport (permet de courir sans être remarqué), un bonnet ou une casquette (cache la couleur des cheveux), remplir un sac avec nourriture, rasoir (garder une allure fraîche), un jeu d'autres vêtements (classiques), une couverture. Prendre aussi tout ce qui peut servir de monnaie d'échange : argent, tickets restaurants, bijoux. Tâcher de simuler un vol. Puis chercher un endroit où se cacher pendant quelques jours, le temps que la surveillance se relâche. Ou au moins jusqu'à la nuit. Ensuite...

Tiens, voilà M. qui m'attend pour la rétribution sandwichstique des justes. Allez, au foin.

Ecrit par Barjac, le Mercredi 17 Janvier 2007, 11:57.
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