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Science-miction
Dans le bus pour Centrale Lyon, mon voisin de siège nous sort sa bouteille personnelle de derrière les fagots (il y a des types qui ne peuvent pas partir quelque part sans emporter une stère ou deux de petit bois bien sec. On sait jamais, des fois qu'à Lyon l'hiver soit un peu rude, vaut mieux prévoir.) Mon oeil averti (qui en vaut deux, d'où le fait qu'on a l'impression que j'ai vraiment deux yeux, mais ne vous y trompez pas, ce n'est qu'une illusion, et j'arrête là les jeux de mots débiles, c'est promis) reconnaît sur le champ une bouteille de rhum dans laquelle flottent des choses étranges que j'identifie rapidement comme des globes oculaires de boeuf. Sans doute une spécialité de la Réunion, me dis-je, ajoutant secrètement avec une pointe d'esprit colonialiste que ces gens-là resteront toujours des sauvages, quoi qu'on dise. Hein ? Ah bon, c'est des litchis ? Ah. Je suis un peu déçu, malgré tout. C'est vachement pas terrifiant, un litchi... Il suffit d'en regarder un dans le blanc des yeux pour se rendre compte à quel point c'est inoffensif, comme bestiole. Enfin, sans doute que pour le goût, c'est plus pertinent. Je vais vous dire ça tout de suite.
Mais voilà que soudain, un souvenir particulier remonte à la surface, et me donne un frisson glacial. Il n'y a pas que dans les îles que des gens mettent des fruits et légumes dans les bouteilles, comme d'autres des bateaux. Mon père aussi est un des membres de cette vaste Corporation ! Ainsi, je me souviens qu'on a à la maison deux ou trois bocaux d'eau de vie dans lesquels papa, pris d'un élan de génie, a eu l'idée ô combien fabuleuse d'enfermer quelques noix, ou des herbes dont je n'arrive jamais à me souvenir le nom. Est-ce de la sarriette ? De la sauge ? Du thym ? Du gingembre ? Des épinards ? Impossible de savoir. Avec le temps, l'eau de vie est devenue parfaitement opaque et noirâtre. Mettez des herbes dans de l'eau de vie, attendez quelques années, et dites-moi si ça peut seulement prendre une couleur noire. J'ai des doutes. J'ai même une théorie là-dessus, et je crois que vous pensez la même chose que moi, n'est-ce pas. Vous avez raison. Oui, ce sont bel et bien des organes humains qui macèrent là-dedans. En dépit de l'opacité du liquide, qu'aucune lumière ne peut traverser, j'ai parfaitement reconnu, quand j'étais petit, un foie, quelques phalanges et un lombric, flottant dans du cognac. (Je sais bien qu'un lombric n'est pas un organe humain, mais j'ai aussi vu un lombric et j'allais pas faire deux phrases séparées pour le dire. Je fonctionne à l'économie.) Mais chut, il faut faire comme si nous n'avions rien vu. Il est encore trop tôt pour agir. J'ai plusieurs fois suggéré à mon paternel de jeter tout ça, mais rien n'y fait. Je crois qu'il y a mis toute sa fierté. Faut le voir exhiber ça lors des réunion de famille ! 'Regardez, je fais fermenter des trucs space, dans quelques années ce sera prêt pour qu'on les boive, on va se régaler !' On échange des regards en tentant de maîtriser son estomac qui entame les Valses de Vienne. 'Je vous inviterai pour le grand jour, vous inquiétez pas'. Et justement, du coup, on s'inquiète. J'ai suggéré plus d'une fois de descendre ces horreurs à la cave, en vain. Elles ont leur place dans le meuble à apéritifs, et personne ne les en délogera, il en va de l'autorité paternelle. De toutes façons, on n'a pas de cave. J'ai un sursaut chaque fois que je me mets en devoir de servir le pastis. Oui, parce que maintenant qu'on habite en Provence, plus question de boire autre chose. Finalement, je suis plutôt content qu'on n'ait pas déménagé pour le Groënland. Dans un souci d'intégration, mes parents nous auraient servi du sang de phoque à toutes les grandes occasions... Donc, chaque fois que j'ouvre ledit meuble, la main tremblante, je me retrouve nez à nez avec les Bocaux de Satan. Et hop, me voilà au Museum d'Histoire Naturelle, rayon des bizarreries de la nature. Je sais pas si vous avez déjà été dans ce musée un peu particulier, mais si un jour l'envie vous en prend, écoutez mon conseil : allez y avec votre cuvette, et à jeun. Parce que les foetus à deux têtes dans le formol, c'est du grand spectacle. Mon pote de médecine vous dira que c'est formidable, époustouflant, magnifique, prenant la pose d'un prêtre devant une sainte relique, mais le quidam moyen, l'homme normal, vous, moi, trouvera ça tout simplement révulsant. A la limite, je préférerais avoir des potes prêtres. Les saintes reliques, c'est moins violent. La nuit, j'évite soigneusement le meuble à liqueurs. Papa a trouvé le truc, en fait, il y laisse ses bocaux hantés pour être sûr que personne n'ira farfouiller dans son dos. Et comment ! Avec des gardiens pareils, c'est clair, on préfère se conduire sagement. Suffit de voir l'étrange lumière qui sort des jointures du meuble, oscillant au gré de battements qui laissent penser qu'il y a bien quelque monstre vivant là-dedans, pour ne plus avoir envie du tout d'aller piquer dans la réserve. Peut-être que ce n'est qu'une impression, après tout, mais je n'ai jamais eu envie de vérifier. Il y a des cas où les réponses sont moins intéressantes que les questions. Et de loin. Le pire, c'est le coup du 'Attendez, j'ouvre les bocaux, vous allez voir, c'est un régal rien qu'à l'odeur'. Déjà, tu tournes le couvercle, tu sens les nuages qui s'alourdissent, le vent qui se lève, la nuit qui tombe. Il est midi. Bien. Et d'un coup, le couvercle est ôté. Mon père approche son nez, respire, et ferme les yeux. Dieu que c'est agréable ! Sans doute ça lui rappelle son enfance, à le voir rester là, à demi rêveur. Il a pas dû avoir une enfance heureuse, le paternel. Ou alors c'est une tradition, dans la famille. De père en fils, on se transmet la recette des noix fermentées, du gingembre à l'eau de vie, de la courge au pastaga. Cela voudrait dire que... Non, je m'y refuse. Pour rien au monde je ne recevrai ni ne transmettrai ce savoir. C'est terminé, la sorcellerie ! Je serai célèbre pour être le premier à m'être élevé contre la tradition, et tout ça pour sauver les générations futures. Je ne mettrai jamais rien en bocal, j'en fais le serment ! Dix minutes s'écoulent ainsi, pendant lesquels l'orage se déchaîne, les carreaux tremblent, et mon père plane. A la onzième minute, je craque. 'Papa referme le bocal, merde !' J'ai les yeux qui pleurent, les ganglions qui implosent et les os qui s'effritent. C'est une véritable tambouille infernale, ce truc. Je me demande même si ce n'est pas une façon détournée de fabriquer des armes bactériologiques. Devrais-je dénoncer mon propre père ? Mais est-ce que je ne risque pas de finir moi aussi dans un bocal, dans le meuble à apéritifs ? Vous imaginez ? Regardez, c'est BaRjaC ! On l'a conservé dans le Bartissol. Bon, il s'est un peu oxydé, il a un peu pourri, mais on le reconnaît, non ? Jamais ! Je vais me taire, me faire complice de ce complot, je n'ai pas le choix. Il en va de ma survie. J'ai quand même une crainte, quant à ces maudits bocaux. Ca fait des années qu'on les trimballe avec nous, et je ne me souviens pas avoir jamais assisté à leur fabrication. Je sens qu'un jour, mon père me posera sa main sur l'épaule, et me dira, avec un trémolo dans la voix : 'Fiston, j'ai mis ces harengs dans le porto à ta naissance. Tu es un homme maintenant. L'heure est venue pour toi de savourer la Mixture'. Socrate et sa ciguë, le retour. Ce jour-là, je vais regretter d'avoir hésité à balancer tout ça sur ma seule initiative, comme j'en ai eu plusieurs fois l'envie. Et je vais regretter d'avoir vieilli, bien sûr. Car si vieillir est aussi difficile, croyez-moi, ce n'est pas parce qu'on voit le temps passer, ce n'est pas parce qu'il y a les beaux jours qui s'en vont comme ces petits bateaux qu'on met à l'eau, morceaux de poèmes inachevés qu'on plie et pose doucement sur l'onde claire, et qu'on regarde partir au gré des flots. C'est uniquement parce que quelque part dans un meuble du salon, quelques bocaux au contenu effrayant attendent tranquillement. Et que l'air de rien, c'est vous qu'ils attendent. Ecrit par Barjac, le Jeudi 21 Août 2003, 12:27.
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