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Chiaraventures (4)
J'ai omis de raconter bien des choses, et je complèterai au fur et à mesure qu'elle me reviendront. Je n'ai pas dit, par exemple, que le week-end qui a suivi le premier que nous passâmes ensemble (c'est-à-dire celui du 30 août), elle le passa à Londres avec son meilleur ami. Je dois avouer que cela nous fit beaucoup de bien. Je travaillai de mon côté sur ma thèse qu'il me fallait rendre le lundi, tandis qu'elle faisait visiter la capitale anglaise à son ami. Ce ne furent que trois jours (vendredi, samedi et dimanche), mais cela trancha avec l'habitude que nous avions prise d'être ensemble tout le temps, et les retrouvailles furent très agréables. Je la trouvai ravissante ce dimanche soir-là, et nous étions tout amoureux, aussi la soirée fut très douce, comme si nous étions retournés au tout début. J'avais qui plus est beaucoup travaillé sur ma thèse cette semaine, passant plusieurs nuits seul au lab, rentrant souvent tard, une fois même sur le coup des sept heures du matin. Fait amusant, j'allai fumer une dernière cigarette sous sa fenêtre à sept heures vingt cinq, espérant qu'elle se lèverait, et n'osant pas frapper de peur de la réveiller, mais en vain, aussi je m'en allai dormir chez moi. Elle se leva à sept heures trente, comme elle me le dit plus tard ; nous nous étions ratés de peu.
Le week-end suivant, elle le passa à Londres encore, cette fois avec ses parents. Ils vinrent passer quelques jours à Birmingham, et j'eus l'honneur de rencontrer son père, qui parle un français sans accent. Nous sympathisâmes courtoisement, et je ne vis Chiara que la nuit durant cette période, car elle ne voulait pas avouer à ses parents qu'elle avait un nouveau petit ami (les choses commençaient -- enfin ! -- à devenir officielles entre elle et moi). Je me souviens que je la croisai un jour avec son frère en ville, par hasard, et je me souviens qu'elle remit distraitement un bouton de ma veste. Je trouvai le geste touchant, c'est d'ailleurs pour ça qu'il me revient à la mémoire. J'oublie probablement des tas de détails similaires, et c'est amusant, j'ai parfois l'impression que l'amour, ça n'est que ça, des détails. De grandes lignes, il n'y a pas vraiment. Ce sont juste des instants, des moments, des gestes sans durée, des mots qui flottent dans l'air et s'évanouissent, tout un tas de choses qui ne font que passer, comme des papillons. Des papillons parmi les plus beaux qu'ils nous soient donnés d'observer, cela dit. Je suis maintenant rentré en France, où j'ai retrouvé mon frangin, ma soeur, les engueulades maternelles et le silence paternel. Je suis pressé de repartir, comme toujours. Heureusement, il y a mon frère, avec qui je passe énormément de temps, car qui saurait mieux vous comprendre que votre propre frère, qui a marché sur les mêmes sentiers, vécu les mêmes choses, et connaît les mêmes difficultés ? Je reste en contact avec Chiara, nous nous écrivons des mails, et je lui ai écrit plus de choses que je ne lui en ai dites jusque là. Cela lui a fait plaisir. Avec mon départ (je revois ce petit matin, elle qui court à une cabine pour appeler un taxi, il faisait drôlement froid et j'avais la nausée, je l'ai serrée contre moi une dernière fois, ça fait du bien, ça fait du mal aussi), elle a changé. Je reçois peu de mails d'elle, mais tout le temps, j'y trouve une de ces phrases que jamais auparavant elle ne m'a dites, des mots où elle avoue enfin que je lui manque, qu'elle voudrait être avec moi, me revoir, etc. Enfin, elle y met du sentiment. Il aura fallu bien du temps, mais ça me fait plaisir de voir qu'au final, c'est encore le coeur qui gagne. Maintenant que je me retrouve seul, je puis considérer le futur. Si je me pose la question, c'est bien parce qu'il y a du pour et du contre, et que le but de ma réflexion est de m'amener à découvrir s'ils sont balancés de telle sorte que j'aie envie ou non de continuer cette histoire avec Chiara. Analysons d'abord le pour. Tout d'abord, j'ai passé de bons moments avec Chiara, condition sans laquelle je ne saurais considérer sérieusement de prendre des décisions importantes visant à prolonger notre histoire. J'ai en effet en mémoire de nombreux instants très doux et agréables, qui sont la motivation première pour essayer d'aller plus loin. Ensuite, j'arrive à un tournant important de ma vie, puisque j'ai terminé mes études et vais devoir commencer à travailler. Cette perspective ne me réjouis guère, car je ne vois pas dans le fait de travailler une source suffisante de bonheur, ni surtout un moyen de vivre au sens où je l'entends, à savoir découvrir le monde et les hommes avant de m'en aller. J'ai en effet peur de voir les trente ou quarante années à venir consacrées à un travail qui me prendra l'essentiel de mon temps, me garantissant un confort et une sécurité qui seront semblables à celles du chien dans la fable de La Fontaine, à savoir qu'elles auront un prix, celui de la liberté. Une fois lancé sur la route du travail, je doute que j'aie jamais le courage de m'arracher à ma situation pour parcourir le monde et vivre mille aventures riches en expérience qui forgent la sagesse. Chiara apparaît donc à mes yeux comme une aventure intéressante. Bien souvent, dans l'aventure, la destination choisie n'est pas le véritable enjeu, et il arrive même qu'on ne l'atteigne pas. Ce n'est pas pour autant que l'aventure est inutile, bien au contraire. L'aventure, ce n'est pas la destination, c'est le voyage qui y mène. Et si le voyage mène autre part, ou même s'il ne mène nulle part, ça n'a pas d'importance. Ce qui compte, c'est d'avoir bougé, de s'être mis en marche et d'avoir vécu quelque chose. Partir en Italie serait une expérience intéressante, je pense, quand bien même je devrais au final perdre Chiara (et le contraire m'étonnerait). Je la perdrais probablement, mais le reste, le voyage, les rencontres, les souvenirs, tout cela resterait et contribuerait à me rapprocher de mon vrai but, le seul, celui de vivre pleinement ma vie. Rester statique, ne pas avoir de destination, voilà ce qui me fait peur. Il faut du courage pour se mettre en marche, et l'amour donne ce courage. Dut-il être déçu, comme je l'ai dit, qu'importe. L'important est de s'être mis en marche, mais pour ça, il faut une raison, une énergie que je trouverais sans peine dans l'amour. Car je dois avouer que trouver un job ici me cause quelque tracas. Car où chercher ? Il n'est d'endroit où je me sente chez moi, de place dont je puisse dire "c'est ici que j'appartiens, c'est ici que sont ceux que j'aime et je m'y sens bien". D'amis, j'ai trop peu, et ils sont trop dispersés pour que j'aie un endroit où je me sente à l'aise. Alors ce sera probablement Paris, parce que Paris est une ville que j'aime, où les parcs sont suffisamment grands pour contenir suffisamment de bancs pour que j'en trouve toujours un libre et puisse y consommer ma solitude. Paris, ou bien l'Ecosse ou l'Irlande, de ces pays où le solitaire trouve en la nature sauvage une réponse aux aspirations simples de son âme. Non que je n'aime pas ma solitude, mais dans l'état où je suis, où j'ai redécouvert ce que c'était qu'être deux, je dois avouer qu'elle me fait peur. Je crois que je préfère encore une Italie malheureuse à une solitude tranquille. Pour le moment en tous cas. Ces raisons me poussent à envisager un futur avec Chiara. Mais on l'aura compris aussi bien à tout ce que j'ai raconté qu'au ton que j'emploie pour parler d'elle, Chiara n'est pas ce qu'on appelle un grand amour. Il y a trop de différences entre elle et moi, et souvent d'incompréhension, qui font qu'au fond de moi je sais bien que les choses ne dureront pas entre nous. Je me trompe peut-être, Cupidon a plus d'un tour dans son sac. Mais je sens bien qu'elle ne correspond pas à ce que j'attends d'une fille avec laquelle je souhaiterais passer ma vie. Elle m'est trop étrangère, et sa nature trop éloignée de la mienne. Elle a des tas d'amis, je n'en ai qu'une poignée, elle aime sortir, je préfère la tranquillité, pour elle un petit ami n'est qu'une expérience comme une autre qui trouve sa place dans le cours d'une vie plus large, tandis que pour moi, une petite amie est un soleil autour duquel je veux pouvoir faire graviter l'intégralité de ma planète, elle est extravertie, je suis introverti. Je pourrais continuer la liste longtemps. Elle n'est pas le type de filles avec qui je me sente suffisamment bien pour vouloir passer ma vie à ses côtés. Je crois que j'ai besoin de quelqu'un de sensible, quelqu'un dont il faut prendre soin, quelqu'un de fragile. J'aime les rêveuses, au fond. Les filles qui sont simplement comme moi. Mais peut-être aussi n'est-ce pas le meilleur choix. Peut-être un rêveur a besoin d'une compagne qui ait les pieds sur terre, sous peine de voir son histoire se dérouler dans un monde un peu à côté de celui-ci. Je crois surtout que ce qu'il me manque, c'est l'amour pour elle. Je fus amoureux, au tout début, car toujours, lorsqu'on ignore encore tout de l'autre, on l'imagine idéal, et il est aisé de l'aimer. Mais plus j'appris à la connaître, plus mon amour pour elle se changea en une simple joie et un bouquet de douces habitudes. Et je ne sais pas si cela est suffisant pour envisager une histoire plus longue. J'ai peur de me lasser, et de finir par la détester. Je n'ai, de toutes façons, plus tellement confiance en les relations amoureuses. Je ne voudrais pas finir comme mes parents, parlant à peine, dormant chacun dans leur chambre. Non, ce n'est pas ma vision du couple. Je préfère encore ma solitude à une vie de ce type. Si j'épouse un jour une fille, je veux que chaque jour soit comme le premier, et sans doute j'aurais cru cela possible si l'exemple parental s'était montré concluant, mais j'ai maintenant la peur de ne pas être capable de faire les efforts nécessaires pour parvenir à aimer et être aimé jusqu'au bout. Voilà bien une chose qui me tracasse, d'ailleurs. Quelque chose me dit que je finirais seul. Non par manque d'occasion, mais par choix. Je ne veux pas m'infliger une vie à l'image de celle de mes parents, et encore moins l'infliger à une personne que j'aurais un jour aimée. C'est impressionnant à quel point notre vision du couple est façonnée d'après celle de nos parents, tout de même. On devrait faire attention, lorsqu'on est parent, car on oublie parfois que l'on est le modèle de nos enfants, et que nos faits et gestes conditionneront les leurs. Tout ça pour dire qu'à l'heure actuelle, mon futur est une page blanche. Une page sur laquelle j'aimerais peindre le plus beau tableau qui soit, mais hélas, qui m'angoisse énormément, car une fois le pinceau posé, plus question d'effacer le trait, aussi raté soit-il. Parfois, je me prends à rêver que quelque événement imprévu vient me catapulter dans une histoire formidable, que je prends un bateau qui me mène dans un pays lointain, où je rencontre l'amour, et où je pige enfin le sens de cette existence. Certes, c'est idiot. Qu'importe, si aucun bateau ne vient, j'en dessinerai un sur ma page blanche. Et même s'il est laid, qu'importe. Je ne préfère de toute façon mourir en rendant un tableau complet, même raté, qu'une page blanche. Mieux vaut un talent médiocre qu'aucune imagination, car tout médiocre qu'il soit, ce talent sera toujours personnel et unique. Tandis que la page blanche, elle, ne le sera jamais. Ecrit par Barjac, le Jeudi 2 Octobre 2003, 15:51.
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