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Hommeless
C’était en Angleterre. On était assis, Steve, notre guitariste, et moi, devant une bière. Il avait demandé : « ça ne te manque pas, chez toi ? ». J’avais souri, fait non de la tête.
Chez moi, ça n’existe pas. Et pourtant, le mal du pays, je l’ai. Pas une fois de temps en temps. Pas avec une image précise à mettre derrière ce « pays ». Simplement le sentiment d’appartenir à un autre endroit. Un endroit où il y aurait des amis qui comptent sur moi, un endroit où il y aurait une fille qui me sourirait de ses yeux d’enfant, un endroit où je pourrais marcher des heures, toucher les arbres du bout des doigts, caresser les blés de la paume, regarder les nuages et me dire : je suis chez moi, ici. Un chez soi, c’est une ancre, quelque chose qui nous retient, nous rappelle toujours à notre point de départ. Un endroit où notre seul objectif est de rester, un endroit où on se sent bien, où on a vécu, un endroit qui nous appartient autant qu’on lui appartient. J’ai le mal du pays, mais je l’ai par défaut. J’ai parcouru le monde, déménagé dix fois dans ma vie, cherché un peu partout mon chez moi, espérant qu’il était quelque part, attendant bien sagement que je le trouve. Je n’ai jamais trouvé. J’ai dormi dans cent lits différents, jamais je n’ai eu le sentiment que la chambre était vraiment la mienne, que c’était vraiment ici que ma vie allait se dérouler. Un chez soi, je crois que ça ne se trouve pas. Ca se fabrique, et ça se retrouve. Je crois que le pays que je cherche, je ne le trouverai pas. Je sais déjà que je passerai ma vie à aller ici, puis là, en sachant que mes pas me ne me mènent nulle part. Il n’y aura pas de chez moi. Un chez soi, c’est un endroit où l’on se réalise, c’est l’endroit où l’on construit sa vie, une famille, des enfants, un boulot. De boulot, il faudra bien en trouver un. De famille, je n’en veux pas. Dans famille, il y a femme, femme que je n’aimerai jamais plus assez pour me livrer, que j’aimerais malgré tout trop encore pour accepter qu’elle se livre. D’enfants, je n’en veux pas. Je ne tiens pas à reproduire ce que je suis. Je ne tiens pas à regarder grandir des gamins tout gris de l’intérieur sans pouvoir simplement leur expliquer d’où viennent ces nuages. Je n’aurais de toutes façons pas la force de les élever. Je ne vois pas ma vie autrement que seul. Que ce soit par choix ou par défaut, j’ai du mal à voir une autre issue. Fatalement, quand je pense à tout ça, je repense à Ch. Une gamine qui voulait devenir ma femme, dont je voulais devenir le mari. Une gamine qui m’a laissé me chauffer à son soleil pendant six ans. Mon premier amour, la toute première, le premier baiser, la première nuit, les fiançailles. Et tout au fond de moi, cette promesse que j’ai brisée, je me sens malgré tout contraint de la tenir. Je n’épouserai pas Ch., mais je ne pourrai faire autrement que de lui être fidèle. Je n’aimerai pas d’autre femme. Je n’aimerai jamais plus comme je l’ai aimée elle. J’aimerai, oui, j’aimerai encore, des Chiara, des filles qui s’en foutent, des filles dont je me fous, qui ne me servent qu’à faire du théâtre, à mettre l’amour en scène, mais sans aucun échange réel, et dans le lit desquelles au plaisir succède la nausée. Si j’avais rencontré Ch. dix ans plus tard, ç’aurait été bon. Elle le savait, je le niais. Elle avait raison, j’avais tort. Fasse Dieu qu’elle ait la belle vie qu’elle mérite. J’ai quitté Ch. parce que j’étouffais dans son amour. J’étouffais de la proximité, alors j’ai fait un trou dans la banquise, comme ces esquimaux qui chassent le phoque, et j’ai plongé, pensant que là dessous, puisque j’aurais toute la place dont j’avais besoin, je respirerais mieux. Mais l’homme ne sait pas respirer sous l’eau. Là-haut, la banquise s’est refermée, et je me noie doucement, dans cette eau glacée, je me noie par ma propre folie. Je n’aimerai plus jamais une autre fille, parce que je ne pourrai aimer à travers elle que le fantôme de celle que j’ai perdue. Quand je serrai Chiara dans mes bras d’une certaine façon, suffisamment près pour que tout devienne flou, je ne distinguai plus que la tâche noire de ses cheveux sur celle claire de sa peau, et c’était presque Ch., alors j’étais heureux. Mais la voilà, ma vie, la nouvelle, celle qui durera jusqu’au bout, maintenant. Des mots, des mots, des mots, crachés, vomis, viscères pourris d’un coeur malade, autant de bouteilles jetées à la mer depuis mon île déserte, et dont seules me reviendront d’autres bouteilles, jetées par d’autres Robinsons, Anne, Songe, Ezekiel, autant d’îles toutes aussi désertes, autant de bouteilles que je bois jusqu’à l’ivresse, auxquelles je dois toute la reconnaissance des malheureux pour Bacchus, mais qui n’auront jamais, jamais, jamais la belle couleur blanche des voiles du navire que j’attends vainement, et qui ne viendra pas. Pardonnez-moi, pardonnez-moi de dire des choses qu’on préférerait se cacher. Nous croyons trouver les uns chez les autres le sauvetage tant attendu, mais la barque qui s’échoue sur le sable, l’homme qui en descend, ne viennent pas d’un navire, simplement d’une autre île déserte. Espoirs, espoir qu’il faut garder, envers et contre tout, même si on aura bientôt couvert tous les arbres de l’île de coups de couteaux dont chacun est un jour passé en enfer. Même si, là-bas, quelque part, dans le jardin de Ch., y a un enfant qui court et qui lui sourit. Alors, peut-être non, oublier l’espoir, tourner la page, cesser de jeter notre amour à la mer, cesser de regarder l’horizon que rien ne vient troubler, refaire un monde sur nos îles, en oubliant l’autre, auquel nous n’appartiendrons plus jamais. Pas même si l’on nous y ramenait, je suppose. J’ai reçu à l’instant une carte postale du Botswana. Mon amie japonaise. Une carte postale de fille, pleine de points d’exclamation, d’émotion fascinée de gamine, de lions, de bisons, d’oiseaux, une de ces cartes qui se terminent par « j’espère te revoir bientôt » et « love ». Ces choses font mal quand on aime, mais là, il n’y a que de l’amitié, alors ce petit bout d’Afrique sur mon bureau me fait un plaisir immense. L’intention, surtout, après tout ce silence. Certains liens subsistent, même quand on les croit morts. Ca fait chaud dans le moteur. Merci à tous, d’être là. Même si je vous mésestime parce que je voudrais plus, même si vous ne serez jamais Ch., je sais cependant combien je vous dois, combien vous m’apportez, et combien sans vous le monde serait un ciel sans la moindre étoile, un plongeoir vers la folie. Fasse le ciel que les petites lumières que vous êtes ne s’éteignent pas. J’en ai besoin, maintenant que je marche seul. J’en ai besoin, et pour longtemps, je crois. Ecrit par Barjac, le Lundi 17 Mai 2004, 12:57.
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