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Promenade
Je suis descendu en ville. L’été approche, il fait déjà trop chaud. Le soleil dans les rues se fait écrasant, étouffant. Les filles ont sorti leurs attrappe-coeur, jupes légères et débardeurs. J’éprouve un immense ennui à marcher au milieu de cette foule, une lassitude inexplicable, mais qui m’est agréable : au moins je ne souffre pas de toutes les beautés que je croise. De temps en temps, je lève les yeux du pavé brûlant, je m’amuse à chercher ceux d’une demoiselle. On échange alors un regard en point d’interrogation : « comment me trouves-tu ? Est-ce que je te plais ? », puis on continue de dessiner notre trajectoire. J’imagine que les gens laissent là où ils passent une traînée de couleur, et je vois le dessin amusant de toutes ces lignes qui se croisent, s’entrecroisent, se mèlent comme des cheveux, des lianes, des serpents. Je passe, dans le soleil dont la chaleur m’écoeure, et toute cette vie me semble plus absurde encore que la mort. Tous ces gens aux terrasses des cafés, ces collégiennes le nombril à l’air, ces touristes en short, ces starlettes en robe longue. Je n’y vois que du vide, du creux, un décor en carton-pâte, des figurants. Bien sûr, nous sommes tous des figurants, hormis pour nous-mêmes et ceux qui nous aiment.
Je hais cette ville, je hais ses gens, je hais son soleil qui me fait me sentir comme les chiens sur le seuil des boutiques, haletants, la langue pendue, étouffant en attendant l’orage salvateur. Mais le ciel est désert, bleu d’un point à l’autre ; pas un nuage ne vient en troubler la quiétude. Je ris un peu, en moi-même, je ris de moi, du temps où j’avais constamment les yeux humides d’impuissance devant toutes ces belles filles, où je souffrai de désirs si difficiles à supporter, qui venaient s’ajouter sur mes épaules au poids de la chaleur. Aix, où sous le soleil de plomb fond le maquillage des belles, je ris de me sentir libre, libéré de cet esclavage de l’homme par ses passions. Je passe sans un mot, coupant ma respiration quand me parvient le parfum lourd d’une princesse en toc, d’une starlette pendue à son téléphone portable. Je ris en dedans d’être lisse comme une anguille, traversant la foule sans que leurs épines ne puissent m’atteindre. Ma plus grande fascination, ma plus grande faiblesse, ma plus grande misère, ne m’impressionne pas aujourd’hui. Elle reviendra demain, je n’en doute pas, mais aujourd’hui, je suis libre, libre de marcher au milieu d’elles sans que mon coeur ne s’accroche comme une graine au moindre jupon. Je me fous de tout ça, de toute cette comédie des sens, de toute cette mascarade de la séduction. Je me fais hautain pour les hautaines, méprisant pour les méprisantes, je ne garde mon estime que pour les amoureux qui s’embrassent sur les bancs, qui sont tout le contraire, ne cherchent pas à attirer le regard, se donnent l’un à l’autre sans condition, et cela n’a rien à voir avec le mirage que font miroiter les pin-up, ces reines du paraître, ces séductrices cachant des amours insipides sous une publicité mensongère, et pour lesquelles je n’ai que le dédain du faible, la haine de l’esclave. Aujourd’hui, pourtant, je leur échappe. Mon coeur est déjà triste, elles n’ont plus aucune emprise sur lui, et je savoure cette mélancolie libératrice. Riez, souriez, étalez votre beauté, depuis les affiches jusque sur les places, aujourd’hui je file, je vole, je ne vous appartiens pas. J’ai le blues, et cette bulle bleue que vous ne pouvez pénétrer est un rempart qui échappe à vos petites mains pleines de griffes, à vos dents acérées que vos lèvres rouges cachent si bien. Je rêve, je rêve au milieu des passants, de ce coin où j’ai été avec mon père l’autre jour. C’est au sommet d’une colline, à deux pas des vestiges d’une ville celte, une prairie verte où pousse un peuple de pêchers, sous le regard paisible du roi et de la reine, deux larges chênes s’enlaçant sans un bruit, et mettant sous leur ombrage un étang de fraîcheur. D’ici, on embrasse tout le paysage, c’est un damier où le vert-argenté des champs d’oliviers cotoie le rouge de la terre labourée, que traverse en sinuant quelques routes bordées d’arbres. Au fond, la Sainte Victoire de Cézanne dresse, majestueuse, sa silhouette d’un violet pâle. Et les yeux se perdent sur la ligne bleutée du massif de la Sainte-Baume. Sans ses gens et son soleil, ce pays serait d’une grande beauté. Et moi, marchant dans la foule, je rêve que je suis là-haut, sur cette colline, allongé avec elle dans l’herbe fraîche que le baiser du soleil aura consumé avant Juin, je rêve que j’ai la tête posée à l’endroit où sous son T-shirt, son soutien-gorge marque d’une croix de tissu l’emplacement de son coeur, et j’écoute battre, tout contre mon oreille, sa vie ; je me laisse bercer par ce battement régulier, rassurant, et je voudrais passer là les quelques soixantes années de temps qu’il me reste, dans la douceur d’un éternel printemps, à l’ombre de ces deux arbres silencieux que le vent fait à peine frémir, allongé contre son sein, les yeux dans le ciel, une main sur sa hanche douce, aimant, aimé, dans une paix sans égale, sachant qu’elle est là, qu’elle ne partira pas, que nous sommes deux chênes, enracinés là pour le siècle à venir, deux enfants de la terre. Il me faudra écrire cette histoire-là, celle de deux amants qui deviennent deux arbres, en haut d’une colline. Ecrit par Barjac, le Lundi 17 Mai 2004, 20:27.
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