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Première "foi"
Vous savez, je ne lui ai pas fait mal, cette nuit-là. Non, pas cette nuit-là.
Je voudrais écrire à Ch., mais je ne peux pas. Ce n’est pas de la lâcheté. Si je la savais seule, je le ferais sans hésiter. Non, c’est parce qu’elle n’est pas seule, et j’ai trop peur que lui écrire n’arrive comme un cheveu sur la soupe dans son histoire de couple. Je ne pense pas qu’elle m’ait oublié, pas plus que je ne l’ai oubliée, ni ne l’oublierai jamais. Le passé est inscrit en nous, qu’on le veuille ou non. Seulement, parfois, on cesse d’y penser. Ca permet d’être heureux. Et si elle est heureuse, je ne veux pas venir remettre sur le tapis de l’histoire ancienne qui lui ferait de la peine. Je ne veux pas non plus avoir l’air de jouer les amants. Il y a là à la fois une question d’honneur et de respect pour son petit ami. De quel droit viendrai-je m’immiscer dans leur bulle ? Cette notion même me fout la nausée. Ma mère a eu un amant, à une époque. Je hais les gens capables de jouer un rôle aussi minable, aussi lâche et aussi méprisable que celui du type qui est prêt à chercher son bonheur au prix du malheur d’autrui. Ma liberté s’arrête où commence celle des autres. Et j’inclus dans la liberté d’autrui son droit à ne pas avoir à faire face à une intrusion non souhaitée, ni à voir son couple sappé par qui que ce soit. Pourtant, je n’ai pas l’intention de lui écrire que je la regrette. Là encore, fierté, mais surtout raison. Elle me manque pour ce qu’elle représentait, elle me manque parce que c’était la première, celle qui laisse une trace qu’aucune des suivantes n’effacera jamais vraiment. Et même si c’est dur d’accepter que je n’aimerai plus jamais comme j’ai aimé ces nuits-là, que le parfum d’une femme pour un homme n’aura jamais la saveur de celui d’une lycéenne pour un lycéen, il faut l’accepter. La vie est dure, mais c’est la vie. Simplement, j’aimerais lui parler, juste lui parler. D’une part parce qu’elle est la seule personne qui ait été témoin, et même actrice, des souvenirs que j’ai dans la tête. La seule à qui je puisse parler de ces secrets sans avoir l’impression de parler peinture avec un escargot. D’autre part, parce qu’on s’est quittés n’importe comment. Parce que je l’ai quittée n’importe comment. Un coup de fil, non je ne t’aime plus, bye bye, notre histoire ne fêtera pas son sixième anniversaire. Je me retrouve con, maintenant. J’aurais préféré quelque chose comme avec Chiara, la perdre, mais en pouvant lui dire malgré tout qu’elle était la dernière des connasses (à tort, peut-être) et que ça avait été merveilleux (à raison, aucun doute). Sauf que je n’aurais jamais dit la première partie à Ch. Mais il me manque de ne pas lui avoir expliqué pourquoi j’ai foutu le camp, ni de lui avoir dit que jamais je ne l’oublierais, je n’oublierais qui elle avait été pour moi, ce qu’elle avait fait pour moi, et que cette histoire resterait toute ma vie mon plus grand trésor. J’aurais aimé lui dire. Je ne sais pas pourquoi. Des fois, même si tout est fini, on éprouve le besoin de garantir le passé, d’assurer l’autre que même si ça ne marche plus, on pourrait nous torturer longtemps avant qu’on accepte de dire le moindre mal de lui. Lui dire qu’elle fut tout. Même si c’est de l’histoire ancienne, d’accord, mais parce que je me sens con, de l’avoir balancée comme si au final j’effaçais d’un geste agacé de la main presque six ans de ma vie. Lui dire, sans autre intention que de l’informer, que ses six années là auront été les plus belles (peut-être aussi les seules vraiment belles), et qu’elles resteront en haut du podium jusqu’au bout, probablement. Lui dire que ce n’était pas de sa faute. Quand votre boîte vous licencie, elle vous fait un chèque, elle vous remercie. Elle vous explique que c’est à cause de l’économie, pas à cause de vous. C’est un peu ça que j’aurais aimé faire. Lui expliquer qu’elle n’y était pour rien, qu’elle était la victime. Nom de Dieu, dans une des rares lettres qu’on a échangées depuis la rupture, elle s’est excusée de m’avoir fait pleurer un jour. J’ai brisé son coeur, j’ai trahi toutes mes promesses, foulé au pieds tous les rêves que j’avais semé dans son jardin, je lui ai infligé un mois de dépression grave, j’ai probablement bousillé sa vie, d’une certaine façon, et elle s’excuse pour un truc dont je n’ai pas gardé le moindre souvenir. Aimante jusqu’au bout, plaçant encore ma misérable douleur avant la sienne. C’est un ange, que j’ai abandonné, le seul et unique ange que j’aie jamais croisé durant toute mon existence. C’est un ange, et j’aimerais le lui dire. Peut-être, elle sera devenue une femme, maintenant. Adulte comme eux, c’est-à-dire résignée. Alors on n’aura plus rien à se dire, elle ne comprendra plus. Et, quelque part, ce sera un peu ma faute. J’aurais aimé lui dire, lui dire des milliers de choses, lui dire tout ce qu’elle avait représenté pour moi. Comme on se rend brusquement compte en regardant le cercueil d’un proche descendre en terre qu’on lui a jamais vraiment dit ce qu’il représentait pour nous. Je ne voudrais pas qu’elle croie que tout ça, ce n’était rien pour moi. Ce n’était pas rien. Ce n’était pas rien. Je ne peux plus faire l’amour à une fille sans finir en larmes si ça me rappelle le passé ou avec la nausée si ça ne me le rappelle pas. Non, ça n’était pas rien, et ça restera là, toujours, jusqu’au bout du chemin qu’on avait commencé ensemble et qu’on finira chacun de notre côté, simplement parce que Sa Majesté le Roy est instable et brûle son royaume à chaque crise d’étouffement. Bravo l’artiste. Et elle, parce qu’un jour où j’ai dû la pousser à bout elle a dû m’envoyer chier un peu plus fort que d’habitude, elle a dû se persuader que tout était de sa faute. Alors j’aimerais lui dire, juste lui dire qu’elle fut une amie formidable, ma seule vraie amie depuis le début du feuilleton — et c’est pas rien — et qu’elle n’y est pour rien, rien du tout, qu’elle n’y pouvait pas grand-chose si dans ma tête ça tourne pas rond, et que tous les imprévisibles du mois il faut que je file, que je m’arrache à mon existence, que je rase tout et que je recommence à zéro. Mais je n’oublierai pas, je n’oublierai jamais derrière chez moi la nuit dans l’herbe blanche sous la lune, la tente, elle craignait que ça soit douloureux, tout le monde dit que c’est douloureux, la première fois, du coup je savais plus, je voulais pas lui faire de mal, c’était pas vraiment le but de l’opération, mais elle avait souri, passé ses bras autour de mon cou, et m’avait dit d’y aller, qu’elle le voulait, qu’elle le voulait vraiment, alors j’avais fait de mon mieux, et je la revois, sublime dans la clarté de cette nuit d’aôut, et puis je ne sais plus, je crois qu’elle m’a mordu, enfin c’est ce qu’elle a dit, moi j’ai cru simplement que mon coeur allait lâcher, tellement c’était, tellement c’était, y a pas de mot pour ça, c’était comme si chacun de mes globules avait invité de la famille, j’avais l’impression que j’allais exploser sous la pression, dans mes veines, j’ai fermé les yeux, on s’est accrochés l’un à l’autre, et brusquement on a sauté du haut de la falaise, ensemble. Il y a eu un blanc, comme quand le temps s’arrête, la chute libre, l’impression de flotter dans l’air avec des étoiles au-dessus, au-dessous, partout où le regard porte, plus de jardin, plus de tente, plus de planète bleue. Rien qu’elle et moi, dans une autre galaxie. Sans doute, on était morts, quelque chose avait du péter, là haut dans la tête, et l’électrocardiogramme n’émettait plus qu’une note continue. Sans doute, on était morts. Ca ne pouvait être que ça, ce grand vide tiède, ce grand calme, cet espace infini parsemé d’étoiles. On était morts, plus de corps, et nos âmes mélangées qui n’en faisaient plus qu’une. La voûte s’était refermée, avait mangé le sol. Ca a duré une seconde, ou bien une heure, je n’en sais rien. J’étais mort, et elle était là, dérivant avec moi, tout contre moi, à l’intérieur de moi, elle était moi, et j’étais elle, enfin on était un, et qu’est-ce que le reste pouvait bien nous faire ? Je ne sais pas combien de temps ça a duré, vraiment. On a fini par rouvrir les yeux, relâcher notre étreinte. Nos âmes ont regagné nos corps, et on a été deux à nouveau. C’était amer. Je lui ai demandé si elle avait eu mal. Elle a répondu qu’elle n’avait rien senti. Je lui ai dit merci, que cela flattait drôlement mon égo. Elle a ri, et elle a corrigé : rien senti de douloureux. J’ai ri aussi. Je ne sais pas si elle a dit la vérité. Je suppose qu’en l’état des choses, on aurait pu nous arracher les deux jambes sans même qu’on s’en rende compte. Elle s’est excusée, pour mon épaule. Je n’ai pas compris. Elle s’est étonnée que je n’ai pas remarqué qu’elle m’avait mordu. C’était pourtant vrai. J’ai trouvé ça super, qu’elle m’ait mordu. C’était comme dans les films, comme dans mes rêves. Je l’ai embrassée. Et puis, on s’est tus. On était heureux, comblés, mais je crois qu’on était aussi un peu tristes. Nous étions bien vivants, pas de doute, mais au fond de nous, quelque chose n’avait pas subsisté, quelque chose était mort pour de bon. Elle le sentait. Je le sentais. Quelque chose était resté sur l’autre rive. Quelque chose qui s’appelait l’enfance. On était entrés ensemble dans un nouveau monde, on en laissait un autre derrière nous. Je crois honnêtement que cette nuit-là, deux enfants sont morts, que leurs âmes sont montées au ciel, se sont aimées, et que de leur amour sont nés deux adultes. Il y avait une goutte de deuil dans notre verre de bonheur. Peut-être aussi on savait que « ça » ne serait plus jamais comme ça, même ensemble. On ne franchit la porte qu’une fois. Nous avons eu des tas d’autres nuits chouettes, bien sûr. Des plus inventives, des plus performantes. Mais on n’est plus jamais morts ensemble comme cette nuit-là. On ne fait l’amour qu’une seule fois sur le terrain de l’enfance. Après, on le fait en adulte. Ce n’est plus la même chose. On ne s’aime plus de la même manière. Il y a je ne sais pas quoi de différent, de plus sérieux, d’un peu nerveux, de plus solitaire aussi, et d’amer. D’adulte. Désormais, quand on entendrait l’apprenti sorcier, on penserait à un orchestre, plus à Mickey et ses balais. Je voudrais lui écrire, parce qu’elle est la seule à savoir ce qui s’est passé cette nuit-là, à l’avoir vécu comme moi. C’est un peu comme si on était les deux seuls êtres humains à avoir rencontré des extra-terrestres. Maintenant qu’on est séparés, de porter seul ce secret, parfois, cela me donne envie de retourner dans les étoiles, même tout seul, même si c’est une bêtise. Je voudrais lui dire qu’il n’y en aura jamais d’autre comme elle, jamais, jamais, jamais. Je voudrais qu’elle le sache, simplement. Qu’elle sache que toute ma vie, je la garderai dans mon coeur. Même si j’en aime d’autres, même si je me marie, que j’ai des gamins. Ni la femme que j’aimerai, ni les enfants que j’aurai d’elle — enfin, si jamais cela m’arrive — ne sauront ce qui s’est passé cette nuit-là, personne ne le saura jamais à part elle, et moi. Jusqu’au bout, à cause de cela, elle habitera à l’hôtel de mon coeur la suite royale, la plus belle chambre, dont je ne donerai jamais la clé à aucune autre. C’est à elle, rien qu’à elle. Pour toujours. Ecrit par Barjac, le Mercredi 19 Mai 2004, 20:29.
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