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Enfants de familles détruites
[ En réponse à l'article de Phérine : Images fragmentaires dépassées]
En papillonnant, je suis tombé sur cet article de Phérine. La violence des images à travers l’objectif grossissant d’un regard d’enfant, imprimées à même le coeur. Pyrogravées. Cet article est troublant. Il m’est aussi péniblement familier. J’aurais aimé répondre, laisser un commentaire, mais puisque je vais parler de moi, j’aurais peur que ce soit déplacé. Et puis, on aime à penser sa douleur unique ; celui qui souffre n’a guère d’autre fierté dans sa faiblesse que celle d’être marginal. Je ne voudrais pas donner l’impression de m’approprier une douleur dont celle qu’elle me remémore n’est qu’un écho. Je ne sais plus exactement quel âge j’avais à l’époque. C’était avant Ch., j’étais amoureux d’une fille, une fille sans parent, sous la tutelle d’un éducateur. Une fille qui avait du chien, une fille sans doute un peu mauvais genre, mais le coeur se fout de ces choses-là. Cet amour m’a évité de voir ma famille s’effondrer : j’avais déjà mes propres peines. Je n’ai gardé qu’un souvenir trouble de cette période. Je revois vaguement un avant, qui me fait penser à ces films américains idiots, barbecue en famille dans le jardin, partie de ballon avec mon père, parents qui s’aiment et la vie file son cours paisible. Je ne sais pas vraiment quand ça a commencé. Je n’ai que des images éparses. Je revois maman décider de faire chambre à part, déménager pour la chambre jouxtant la mienne, j’entends ses larmes, ses cris, sans trop savoir ce que je peux faire, si seulement je peux faire quelque chose. Bien sûr, quelque chose ne va pas, ne va pas du tout. Alors je me replie sur mon amour à moi, sur mon rêve idiot. J’ai beaucoup de chances : maman est contente de cet amour, elle est contente du temps que je passe avec cette fille, m’arrange même des escapades avec elle et d’autres gamins parmi les enfants de ses amis. Le tuteur est cool, le genre ex-baba. Le maître mot est « nature », on passe des week-end nature, on randonne dans la nature, on se retrouve entre amis de la nature. Moi, moi je suis, du moment que je peux me rapprocher d’elle, je suis ravi. Je savoure les rares instants où je reste seul avec elle, je la fais souvent rire, il fait beau, la « nature » est superbe, on écoute Hubert-Félix Thiéfaine, je cherche dans ses yeux quelque chose que je n’y trouverai jamais. J’apprendrai plus tard que le tuteur était l’amant de ma mère, et que mon amour naïf de gamin servait de couverture aux deux amants, si j’ose dire ainsi. Chez moi, ça empire considérablement. Maman prend régulièrement sa bagnole et disparaît pendant des heures. Papa n’est plus qu’une ombre. Je n’ai gardé qu’une image claire de cette période, prise un soir en me cachant dans les escaliers. C’est celle de mon père assis à la table du salon, pleurant comme je n’avais jamais vu aucun homme pleurer jusque-là, ni n’en ai revu depuis. Mon père, ce héros, ce grand homme rassurant, que je voyais peu mais aimais avec l’admiration d’un fils aîné. Le colosse abattu, comme ces statues de l’Union Soviétique. Toute la force du concept masculin brisée. Je ne pensais pas qu’un père puisse jamais pleurer. Je pensais qu’un père était plus fort que tous les malheurs. Les mères, bien sûr, peuvent pleurer, mais pas les pères. Ils sont le dernier recours, celui sur lequel on peut s’appuyer, le rempart qu’on ne peut abattre, et cette certitude, cette confiance dans l’image paternelle, était ma grande joie, une source de (relative) sérénité. Plus qu’une joie, elle était un rocher sur lequel s’appuyer quand on est un gamin qui a pigé qu’il tenait plus de Buster Keaton que de Bruce Willis, et que ça n’irait pas en s’arrangeant. Cette image de mon père pleurant est une image qui a remis en cause l’ordre établi, bousculé mes certitudes, et introduit un grand vide. Elle ne signifiait rien d’autre que ceci : il n’est pas de rempart qui puisse tenir contre les aléas de l’existence. Tout homme, même le plus fort, possède ses points faibles, et il suffit d’y mettre un levier et d’appuyer pour qu’il s’effondre comme un château de cartes. Je n’en ai pas, à cette époque, voulu plus à ma mère qu’à mon père. Je me suis simplement dégagé de tout ça, comme j’avais toujours fait (et fais encore) lorsque le monde se casse la gueule. Dans la maison courait le mot « divorce », sorte de créature maléfique dont j'ignorais le vrai visage, échappant à mon entendement d’enfant, mais dont je sentais malgré tout qu’il représentait une réalité terrible, qui me dépassait. L’histoire s’est finie à la rentrée 1995. Durant l’été, j’ai été éloigné, je suis parti en colonies de vacances, faire de l’astronomie dans le Finistère. J’en garde un bon souvenir. C’est peut-être même de là que date ma tendance à me coucher au petit matin, à savourer ces moments du jour qui échappent à la majorité. J’ai déclaré ma flamme à la fille, dans une lettre que j’ai accompagnée d’un dessin. L’année scolaire suivante, je me suis retrouvé dans la même classe qu'elle. Elle n’a pas fait la moindre allusion à ma lettre. J’ai pourtant aperçu un jour le dessin collé sur la seconde de couverture d’un de ses cahiers. Cela m’a fait plaisir. J’avais de toutes façons baissé les bras. Mon père m’avait expliqué que ce n’était pas « une fille pour toi », et sans doute avait-il raison, mais il aurait fallu bien plus que des mots pour me faire épouser cet avis. Le temps seul y parvint, et avec lui, mon coeur changea de cible. Je m’épris d’une ancienne petite amie, une gamine qui s’appelait Ch., et qui, contre toutes mes attentes, m’accorderait encore deux fois ses faveurs, que par deux fois je finirais par rejeter, repris par mon éternel besoin de solitude. Je ne dois pas seulement à Ch. de m’avoir fait connaître l’amour. Je lui dois aussi d’avoir été un abri où me réfugier, dans de longues lettres, un endroit pour lequel fuir l’enfer de ma famille. Mais revenons à la rentrée de 1995. Ce fut mon oncle E. qui nous amena au collège, mon frère et moi. Mon père n’était simplement pas en état, et ma mère était à l’hôpital psychiatrique, après qu’une amie l’ait retrouvée en route pour l’autre côté du miroir dans une forêt voisine. Je me souviens des pansements aux poignets. (Un jour à la terrasse d’un café, j’ai trouvé les mêmes cicatrices sur les poignets de mon amie parisienne. Je me suis dit ce jour-là que le monde avait vraiment deux visages, celui que l’on connaît, et celui dont on ne parle pas. L’envers du décor, où les amies essayent de se foutre en l’air, où deux petites amies sur trois sont victimes d’agression sexuelle allant jusqu’au viol... Ou peut-être est-ce seulement le hasard. Mais statistiquement, en admettant que je sois un sujet lambda — ce qui n’est pas si certain — je suis tenté de croire que le monde possède un autre visage, un visage d’une tristesse effrayante.) Maman est rentrée à la maison, et on a fait comme si de rien n’était. A partir de ce jour-là, ça a été la tension continuelle à la maison. Si encore mes parents savaient rester courtois. Mais quand on se connaît trop bien, la politesse n’existe plus vraiment. C’est à partir de ce moment-là que les crises de ma mère ont commencé. Des crises de colère, de folie, d’invectives adressées à quiconque aurait le malheur de se trouver sur le chemin. Des mots odieux, hurlés, crachés, vomis à la face de ses propres enfants, accusant le monde entier d’avoir fait d’elle ce qu’elle était, menaçant de partir, encore et encore, inventant n’importe quoi lorsqu’à cours d’éléments plausibles, traînant mon père dans la boue. Et sans doute, derrière tout cela, il y a un fond de vérité. J’aurais aimé, juste une fois, qu’elle s’excuse. On peut avoir des crises, être instable. Je ne suis moi-même pas tellement équilibré, là-haut. Mais qu’on n’en jette pas le blâme à ceux qui nous entourent. J’ai fini par haïr ma mère. Parce que le sentiment premier que j’éprouve pour elle est de la peur. Je marche constamment sur un fil, qu’elle lève la voix et mon sang se glace, je vois déjà une nouvelle crise à l’horizon. Oui, j’ai fini par haïr ma mère, et je ne l’ai fait que par défense. Oui, Phérine, tu le dis bien, et je l’ai écrit dans un post précédent, une enfance heureuse devrait être un droit, parce que l’enfant n’a pas les moyens de s’approprier son bonheur seul. Oui, elle devrait être un droit. Mais entre ce qui devrait être et ce qui est, il y a un fossé qui ne sera pas comblé de sitôt, j’ai peur. C’est peut-être aussi pour cela que je prends l’élément le plus heureux dont je me souvienne, Ch. en l’occurrence, et que je l’étends, je l’étends pour qu’il prenne toute la place, qu’il remplisse le vide, qu’il mette sa couleur partout où il y a du gris. Je m’invente cette enfance-là, où l’amour est fort et durable, où l’amour est grand et beau, et où les couples ne se déchirent pas. Ma conclusion sera la même que celle de Phérine, et c’est à cause de celle-ci que j’ai décidé d’écrire cet article. J’ai cette même angoisse face à l’amour. Je sais que j’ai hérité de mon père sa faiblesse. Je sais que j’ai hérité de ma mère sa folie, son caractère angoissé. Et je sais que si j’aime une fille, mon objectif premier est de la rendre heureuse. Comment être certain, quand on a vu ses parents se déchirer, qu’on échappera à cela ? J’ai la trouille, la trouille de tomber sur une nana qui deviendra comme ma mère. Ou pire, la trouille de devenir, moi, comme elle. Je me connais assez pour savoir que côté stabilité, je suis encore loin de la médaille. J’ai quitté Ch. deux fois parce que j’avais peur d’elle, peur de ce que la relation signifiait. Je l’ai quitté une troisième parce que, comme ma mère, j’ai eu besoin de « faire mes valises ». Et cela me laisse penser que je ne serai jamais capable d’avoir la moindre relation stable avec quelqu’un. Sans parler d’ajouter à cela le fait que je n’ai pas tellement envie de reproduire des types comme moi sur dix générations, et en particulier pas envie de voir grandir des gamins qui auront autant de mal à vivre que moi. Quand on sait qu’il y a dans les gènes, d’un côté et de l’autre, un mal-être qui se transmet des parents aux enfants, on a envie de dire stop. Mais, je n’oublie pas cette amie aux poignets marqués par une ligne, je n’oublie pas cette petite amie victime de la folie des hommes et de leurs désirs, et je me dis que peut-être, dans toutes les familles, c’est ainsi. Que ce n’est pas juste dans la mienne que la fée des cinglés a eu la baguette généreuse. Je me dis que peut-être, si on savait, on découvrirait que dans toutes les familles il y a des histoires difficiles. Alors, on aurait moins de scrupules à être mauvais père ou mauvaise mère. Et pourtant, je garde en moi l’image d’une famille heureuse, sans divorce, où l’amour des parents dure et rayonne sur les enfants, leur donne la force d’être des hommes qui s’estiment et estiment leurs semblables, des hommes qui croient en l’amour. Et j’aimerais être père dans une telle famille. En aurais-je seulement la capacité ? A l’heure actuelle, je n’y crois pas, et préfère voir l’amour comme un rêve d’artiste. Que les filles qui m’auraient aimé me pardonnent de les préférer heureuses dans les bras d’un autre que malheureuses dans les miens. J’espère, Phérine que tu trouveras ta voie, et la force de ne pas répéter les schémas que tu as emmagasinés étant enfant. Je nous souhaite de surmonter ces peurs, d’arriver à faire mieux que nos parents ; je nous souhaite de trouver le courage de ne pas répéter les erreurs (horreurs) dont nous avons été témoins. A toi, à moi, à tous les enfants de familles détruites, je le souhaite du fond du coeur. Ecrit par Barjac, le Lundi 24 Mai 2004, 18:19.
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