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Condamné
A la mémoire de mes grands-parents. Lui. Condamné parce qu'il n'était pas du bon côté quand le pont a sauté. Condamné parce qu'il porte un uniforme qui n'est pas celui du type qui fait les cent pas devant sa cellule. Condamné parce que c'est la guerre.L'allumette craque sèchement, donnant naissance à une petite flamme qui vacille timidement puis s'allonge dans un fragile éclat de lumière jaune. Il la contemple un instant, regarde l'étroite tige de bois noircir, se tordre, et se recroqueviller sur elle-même. Il pense à ces morts qui tenaient leurs genoux dans leurs bras, les cuisses ramassées contre leur thorax. Sur les murs de terre, les ombres donnent un dernier ballet ; on fête en silence le départ de l'hôte. Il porte à sa cigarette la petite flamme, tire quelques bouffées. Autrefois, par habitude, il aurait d'un mouvement du poignet éteint l'allumette puis l'aurait jetée. Mais il n'en fait rien, et se contente de continuer à fixer attentivement cette petite étincelle de vie, sans pouvoir se résoudre y mettre un terme. Autrefois, la vie avait un prix, un prix tel qu'il eut été dérisoire d'espérer un jour amasser suffisamment d'argent pour l'acquitter... Il se raccroche autant qu'il peut à cette petite entité vivante et au semblant de présence qu'elle maintient au coeur de la pièce. Pourtant, déjà, la flamme se fait plus frêle, tandis que sa lumière vire au bleu, puis elle toussotte un peu avant de rendre l'âme, qui s'élève en discrets volutes de fumées et se dissipe dans la pièce. Il s'est brûlé. Autrefois, il aurait sans doute pesté contre la douleur et porté le doigt à sa bouche. Autrefois, avant que l'uniforme ne prenne l'homme pour en faire un soldat. Il ne bronche pas. Au milieu de cette absurdité, il cherche désespérément une once de sens. La douleur lui en fournit un peu, si peu cependant... La cigarette se consume. Il sait qu'elle marque la fin d'un compte à rebours que rythme depuis trois jours déjà le pas de la sentinelle dans le couloir. Trois jours. Autrefois, c'est le temps qu'il lui avait fallu pour remettre d'aplomb la grange derrière la ferme, après la tempête de... Il s'interrompt. Il ne veut pas penser à la ferme. Parce que la ferme, c'est aussi elle, elle et ses grands yeux qui chantent des poèmes silencieux, ces mêmes yeux qui ont tant pleuré sur le quai de la gare, ces yeux auxquels il a promis de revenir vivant... Ces yeux à cause desquels il est si difficile de mourir, ce soir là. Le pas de la sentinelle s'immobilise devant sa porte, qui s'ouvre en grinçant. Elle lui fait signe qu'il faut y aller, et attend qu'il termine sa cigarette, sans rien dire. Lui se demande à quoi pense une sentinelle. Probablement à la même chose que lui. Il jette la cigarette et l'écrase, inspire un grand coup pour faire le vide. Oui, probablement à la même chose. Deux grands yeux qui chantent des poèmes silencieux. Ecrit par Barjac, le Samedi 2 Août 2003, 23:09.
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