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June 16th
13 juin. Dans trois jours, nous aurions fêté le neuvième anniversaire du début effectif de notre relation. Y pensera-t-elle, mercredi, vestige d’une habitude non encore complètement effacée, ou le 16 juin sera-t-il un jour semblable à la veille et au lendemain ?
C’est une journée que je n’oublierai pas, pour ma part. Un morceau de passé qui reste inscrit là, dans le tiroir des premières fois. J’étais allongé dans l’herbe avec Mike. Je parlais probablement d’elle, il ne parlait probablement pas, n’ayant pas cette attention déplacée des amis qui, en plaisantant sur les sujets qui vous sont chers, mettent entre eux et vous une distance pénible. Il n’était pas de ceux-là, connaissait la valeur du silence, un silence auquel il savait donner tout un éventail de significations, un silence d’ami qui parfois me manque. Elle avait traversé la cour, en notre direction, nous avait salué. Gêne des deux côtés. Elle nous avait donné deux invitations pour la boum de fin d’année qu’elle donnait vendredi soir. Nous avions remercié ; elle était repartie. Mike et moi étions restés sans mot dire pendant quelques instants, comme s’il eût été impoli de parler dans son dos avant qu’elle n’eût rejoint ses amies. Peut-être simplement parce que nous ne savions comment aborder le sujet, encore sous la surprise. J’attendais pour ma part que mon coeur redémarre. Quand vous êtes amoureux d’une fille que vous ne connaissez pas vraiment, et qu’elle vient en personne vous inviter à sa soirée dansante, vous vous dîtes qu’il est grand temps d’envoyer l’inspection sanitaire à la cantine : les élèves commencent à avoir des visions. Ce fut Mike qui rompit le silence : « je pense qu’elle fait ça uniquement pour moi. » Je ris. Non, bien sûr, elle ne le faisait pas uniquement pour lui. Mais, était-ce suffisant pour estimer que j’avais une chance ? Je l’avais joliment laissée tomber, au dernier hiver. Et pourtant, j’étais invité. « Sans rancune », semblait vouloir dire sa démarche. Sans rancune ? Mais sans rancune n’était pas nécessairement avec amour. Bien sûr, aujourd’hui, cela me paraît tellement évident... Votre ex organise une soirée et vous y invite, alors que vous ne vous êtes plus adressé la parole depuis la rupture, à un âge où ni les uns ni les autres ne connaissent encore assez de la vie pour faire compliqué, il ne faut pas être grand clerc pour se douter qu’il y a du sentiment dessous. Mais, quand on est concerné, en plein au centre de l’action, on est d’un scepticisme qui frise la bêtise. Elle m’aurait embrassé que j’aurais encore eu des doutes. C’était trop beau pour être vrai, voilà tout. Il n’empêche, trop beau ou pas, le vendredi venu, je pris mon courage à deux mains et me pointais chez elle. C’était la deuxième fois que j’y mettais les pieds — des années plus tard, cette maison me serait aussi familière que si j’y avais toujours vécu. Derrière chez elle, son garage avait été transformé en salle de bal. Projecteurs en couleurs, sono, buffet garni, boissons, tout était là. Ce fut sa mère qui m’introduisit et, après avoir salué la fille, j’échangeai quelques mots avec un type de ma connaissance, puis allai m’asseoir dans un coin pour écouter la musique. Ch. était ravissante, vêtue d’une robe légère arrivant à mi-cuisse, découvrant la peau claire de ses bras et de ses jambes, belle à croquer. Je n’avais pas le moindre pote dans l’endroit, et notre hôtesse était tellement occupée que je commençais à penser que le jour se lèverait avant que j’aie pu lui adresser la parole. Il y eût bientôt un premier slow. Ce fut son amie, Mélinda, une fille un peu forte mais d’une gentillesse rare, qui m’invita à danser. J’acceptai avec joie ; je commençais à avoir des fourmis dans les jambes. Nous dansâmes comme se doit, serrés l’un contre l’autre, bien que rien de particulier ne passât entre nous. A l’oreille, Mélinda me murmura que j’aurais dû inviter Ch. Je répondis que oui, sans doute. Et ajoutai pour moi même que c’était sûrement vrai, mais que figurez-vous, j’avais eu une brusque envie de pizza au même moment, étrange. Elle me répéta qu’il fallait que j’y aille, mais dût comprendre que, si l’envie ne me manquait pas, j’avais hélas épuisé mon quota de courage pour la journée en venant jusqu’ici. Elle n’insista pas. Le slow se termina, et j’allai tourner autour du buffet, un peu penaud, commençant à me dire que tous mes espoirs allaient tomber à l’eau parce que j’avais manqué de courage. Quelques chansons passèrent, puis il y eût un autre slow. Je me levais, sans trop savoir ce que j’allais faire, on me poussa dans une direction — Mélinda, et que Dieu lui rende cela au quintuple. Quand je détachai les yeux de mes chaussures, Ch. se tenait devant moi, et me demanda si je lui accordai celui-là. Mes lèvres dirent oui avant que mon cerveau ait eu le temps d’intervenir et, par un soir de juin de l’été 1995, dans un garage transformé en boîte de nuit, je pris dans mes bras une fille que j’aimais, pour la toute première fois. Je ne pourrais décrire avec exactitude ce que l’on ressent dans ces moments-là, tant on ressent de choses. C’était comme si, au lieu d’avoir cinq sens, j’en avais eu cinq mille, chacun fonctionnant à saturation. Je revois la musique, une chanson de Police qui dura des heures, je revois le creux de son cou, que mes longs cheveux blonds allaient caresser, je revois cette sensation d’immensité, de perfection, d’éternité, la pression de son corps contre le mien, et comme j’étais surpris, fasciné, par ce corps qui semblait si petit, si fragile, et qui dégageait un parfum tellement doux. Je me souviens clairement de la sensation exquise de ses cheveux sur ma joue, de la courbure de son dos sous mes mains, de la pression molle de ses seins sur mon torse (et de mon embêtement face à une érection dont j’ignorais encore qu’on pût en avoir de telles). J’étais amoureux, j’avais désiré ne serait-ce que lui parler pendant des mois, sans jamais oser franchir le pas, et brusquement, elle était là, dans mes bras, toute entière contre moi. J’ai fermé les yeux, et quand la musique s’est arrêtée, je l’ai serrée contre moi, de toutes mes forces. Je ne me souviens plus bien, ensuite. Est-ce qu’on s’est embrassés ? Il ne me semble pas. Je crois que nous nous sommes séparés, puis qu’elle est revenue, m’a fait signe de la suivre. Alors, je nous revois, derrière chez elle, sur le petit chemin qui borde le champ de blé. La musique nous parvient, étouffée, lointaine. Le soir tombe doucement, et nous sommes assis à même l’herbe, mois la tête posée sur les genoux repliés, elle en petite sirène de Copenhague, à cause de sa jupe. Je joue avec un brin de seigle, racontant des âneries, alignant des mots sans aucune cohérence, mal à l’aise face à cette première fille dans ma vie, refusant encore de croire que les choses se dénouent, que l’histoire se déroule et que oui, cette fois, que tu le veuilles ou non, vous allez vous aimer. Elle, sourit, me regarde de ses yeux bienveillants de mère, de ses yeux fascinés de fille, buvant mes paroles comme si c’était le dernier soda à la mode. Alors, alors je ne sais plus. Ce sont de ces moments qu’on vit tout entier au présent, et qui ne laisse plus rien à vivre ensuite par le biais de la mémoire. Ils se consument tout entiers dans l’instant, il n’en reste rien. Des minutes passent, dont je n’ai pas gardé le souvenir, puis elle finit par dire qu’il faut y retourner, qu’elle ne peut abandonner ainsi ses hôtes. Sur le retour, nos mains se cherchent, se trouvent, et nous entrons en amoureux. Je revois la surprise des uns, des autres, le froncement de sourcil, à peine perceptible, sur les visages des gars, dont je peux penser sans risque que tous chérissaient les mêmes espoirs que moi. J’ai un peu honte, dans mon bonheur, d’avoir volé le joyau de la soirée. Un peu honte de ne pas y être pour grand chose, mais c’est ainsi. Nous nous asseyons dans un coin, et je découvre avec quelle perfection ses doigts se logent entre les miens. Ce simple fait me remplit d’un bonheur immense. Tout est tellement doux, douce la façon de marier nos mains, doux le poids de sa tête sur mon épaule, doux les baisers qu’elle dépose dans mon cou, et dont chacun me fait l’effet de mettre deux doigts dans la prise. Le temps passe, sans qu’on s’en rende compte. C’est un conte de fée, un rêve, auquel je n’arrive pas encore à croire. Mais voilà qu’on m’annonce que ma mère est là, qu’il me faut partir. Première séparation, premières larmes versées dans mon lit, mélange d’une joie trop grande et d’une tristesse amère de ne plus avoir dans ma main la douceur de la sienne. Première sensation d’abandon, d’injustice. Je devrais être là-bas, avec elle, encore. S’écoule un week-end amer, où je retombe sur terre, me disant que tout cela est trop beau pour être vrai, qu’elle aura oublié lundi. Mais lundi vient, et sous le porche où je descends du bus, elle m’embrasse. Mike, en passant, m’adresse un clin d’oeil. J’éprouve à nouveau cette même honte que celle du soir, en découvrant que mon bonheur fait le malheur d’un ou plusieurs autres. Mike est mon pote, mon meilleur pote, vais-je l’abandonner ainsi ? Un autre baiser et je n’y pense même plus. J’aime sa veste en daim, j’aime son jean, j’aime ses Doc Marten’s, j’aime son parfum, j’aime ses cheveux, ses mains, ses yeux, ses lèvres, sa voix, les minuscules boucles d’oreilles qui mettent parfois un éclat de soleil sur les lobes de ses oreilles. J’aime tout d’elle, absolument tout. Et si ce n’est pas cela qu’on appelle la perfection, que l’on me dise ce que c’est ! Je me demande si elle se souviendra, ce premier soir. Je me demande si elle se souviendra qu’elle m’aimait depuis trois ans déjà. Je me demande si elle se souviendra des cours d’histoire géo, où elle était assise derrière moi, et où un jour que le soleil passa dans mes cheveux sa main flamboyante, jetant là un incendie de blondeur, son coeur fut conquis. Je me demande s’il reste en son sein quelques miettes de ce passé-là. L’an prochain, ça aurait fait dix ans. Je prendrai le train, et j’irai m’asseoir sur ce chemin où tout avait commencé. Peut-être viendra-t-elle. Peut-être pas. J’espère que, si elle ne vient pas, je n’aurai pas trop envie de mourir. Car la Bretagne n’est pas le désert ; il n’y vient pas de serpent pour vous renvoyer vers votre rose lorsqu’elle vous manque. Ecrit par Barjac, le Lundi 14 Juin 2004, 06:03.
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